Jonas Kocher - Plays Christian Kesten & Stefan Thut

Accordéoniste suisse qu'on a pu entendre aux côtés de Michel Doneda, Hans Koch, Jacques Demierre et bien d'autres improvisateurs, Jonas Kocher s'est illustré comme un instrumentiste délicat, précis, innovant et minimaliste. Ceci-dit, hormis au sein de l'Apartment House, je ne pense pas l'avoir déjà entendu réaliser les pièces d'autres compositeurs, ni même les siennes. C'est maintenant chose faite avec ce deuxième disque en solo, consacré cette fois non plus à une exploration intime de l'accordéon, mais à la réalisation de deux pièces écrites par Christian Kesten (pour Jonas Kocher) et Stefan Thut.
La précision, la délicatesse et la subtilité dont pouvait faire preuve Jonas Kocher quand il improvisait sont ici mises au service de ces deux compositeurs. Pour untitled (solo for accordion), de Christian Kesten, Jonas Kocher joue uniquement sur les deux octaves les plus hautes de son instrument. Deux octaves choisies par Kesten car elles offrent une multitude de possibilités microtonales et de tremblements dus à la fragilité des anches. Kesten et Kocher se rejoignent ici dans une volonté d'explorer les plus subtils mécanismes de l'accordéon, d'explorer sa richesse, ses "défauts", et ses surprises. Ils les explorent de manière fine et minimale, il ne se passe pas grand chose, Jonas Kocher jouent deux ou trois longues notes tenues superposées, mais ce quelque chose est toujours intéressant. On ne sait jamais à quelle vitesse les notes vont se frotter les unes aux autres, de quelle manière elles vont remplir l'espace ni combien de temps dureront-elles. La beauté de cette pièce tient à un équilibre suprenant entre la réduction drastique des moyens et la richesse des effets. Car si Kocher n'explore qu'une partie réduite de son clavier, il n'empêche que toutes sortes d'accords surgissent et produisent des harmoniques qui se renouvellent sans cesse et créent un espace sonore toujours neuf, très humain, sensible et organique.

La seconde pièce présentée sur ce disque, eine/r, 1-6 de Stefan Thut, offre une musique qui paraît plus mathématique et hasardeuse, mais aussi plus abstraite et minimale. Ici encore, les moyens sont réduits et Jonas Kocher n'utilise qu'une très faible partie de son clavier, quelques notes disséminées à travers un environnement quotidien. On ne sait plus trop si la musique vient ponctuée le silence, si elle remplit l'espace, si c'est le bruit de fond qui constitue l'espace sonore dans lequel les notes disparaissent ou si la musique est constituée d'un silence qui tente vainement de prendre place. Il s'agit là encore d'une musique délicate et précise. Jonas Kocher sait choisir l'attaque et le volume qui conviennent à l'étrange univers radicalement minimal de Stefan Thut. Les premières notes d'accordéon, et plus particulièrement les basses, dramatisent l'espace sonore, le quotidien auquel elles appartiennent. Puis, peu à peu, à force de répétitions, chaque note devient de plus en plus monotone, et les bruits de fond de plus en plus importants, jusqu'à ce que l'accordéon s'évanouisse, qu'il s'efface dans l'espace sonore qu'il a lui-même créé. Tout paraît simple et banal au premier abord, mais il fallait une grande précision, une approche très sensible et une écoute profonde pour arriver à ce résultat. C'est ici que l'on se rend compte que les années passées par Jonas Kocher à trifouiller les moindres recoins de son instrument, jusqu'aux plus infimes détails, ont fait de lui un musicien exceptionnel, capable de réaliser les musiques les plus subtiles et exigeantes.


JONAS KOCHER plays Christian Kesten & Stefan Thut (CD, Bruit, 2016)


Coppice - Preamble to Newly Cemented Dedication to Freedom

Dès les premiers sons de ce nouveau disque du duo Coppice, on pense aux étranges synthèses de Rashad Becker, avant de plonger dans des modules électroniques proches d'un dub à la Hey-O-Hansen, voire dans les installations recyclées de Matmos. Oui ça fait beaucoup de comparaisons dès les premières lignes, mais les trois morceaux présentés sur ce nouveau mini disque changent vraiment des précédents Coppice.

Pas de vieux orgues recyclés, ni de ghetto blaster et de cassettes, juste des synthés modulaires et quelques objets sont utilisés sur Preamble to Newly Cemented Dedication to Freedom. Noé Cuéllar et Jospeh Kramer produisent ici une "musique sensuelle" faite de boucles mélodiques filtrées et de beats légers et métalliques. Ils choisissent une nouvelle direction, ou plusieurs directions, plus douce, plus électronique. Une direction qui paraît plus facile d'accès, de par ses mélodies lentes et décalées, avec ses rythmiques claires et électroniques, mais qui reste toujours aussi créative et unique. Coppice n'essaye pas de faire de la musique électronique "facile", ils continuent de défricher des territoires sonores jamais explorés, de créer une musique personnelle et forte, de proposer quelque chose d'inouï et d'unique en somme. C'est peut-être court, très court, et ça peut paraître facile, ou léger, mais ce disque n'en reste pas moins un disque qui se reconnaît entre mille, un disque créatif et puissant fait de trois propositions fortes et nouvelles.


COPPICE - Preamble to Newly Cemented Dedication to Freedom (mini CD, Aposiopèse, 2016)


Ghédalia Tazartès, Paweł Romańczuk, Andrzej Załęski - Carp's Head

Le parcours de Ghédalia Tazartès est tortueux. C'est le moins qu'on puisse dire, il est aussi tortueux que sa musique en fait. Cette espèce de poète sonore apparu dans les années 70 est une figure de l'ombre des musiques alternatives françaises. Il n'a jamais appartenu à aucune scène et s'est toujours détaché de tout mouvement, il a aussi pu quitter le monde musical pendant 10 ans pour y revenir dans les années 2000. Et jusqu'à cette période, il a toujours composé et réalisé ses disques seuls, avec quelques invités pour l'accompagner quand même, mais c'était sa musique, celle qu'il rêvait, qu'il composait, une musique furieuse et tropicale qui puisait ses sources dans le punk, le blues, le RIO,  l'underground, la musique concrète et le free jazz. Tazartès a toujours su surprendre, et les années 2010 nous surprendont encore pour les collaborations inédites qui voient le jour sous différents labels. Car après Super Disque  en compagnie de Jac Berrocal et David Fenech, Alpes avec les français GOL, Vooruit avec Chris Corsano et Dennis Tyfus, Ghédalia Tazartès nous propose maintenant un nouveau trio avec deux musiciens polonais issus de l'avant-garde : le multi-instrumentiste Paweł Romańczuk, et le percussionniste Andrzej Załęski.

Cette nouvelle collaboration nous entraîne sur des territoires "connus". Il s'agit toujours de folklores imaginaires, de musiques traditionnelles imaginées, de blues à la Tazartès. Mais l'imagination de ce musicien français complètement hors-norme et quelque peu déjanté semble comme bridé par ses nouveaux collaborateurs. Romańczuk et Załęski n'empêchent pas Tazartès de s'exprimer, non, ils le soutiennent et semblent le respecter profondément. Ils aiment sa musique et s'adaptent parfaitement à la personnalité unique de Tazartès, à sa voix primitive et ses incantations uniques. Seulement, tous les trois ont fait le choix de produire une musique très claire, très cadrée, une musique mélodique et rythmée simplement. On a l'impression que Tazartès collabore avec un duo pop-rock parfois, même si on est très loin de ça au final. Car au final, on est toujours dans une sorte d'art brut composé avec une multitude d'instruments et un chanteur unique, un art brut qui puise ses racines dans le blues et la musique populaire polonaise, où les éructations rauques de Tazartès s'entretiennent avec des accordéons, des guimbardes, des guitares, des violons, des percussions, ainsi qu'avec des "objets sonores" étranges.

Dans Carp's Head, on a neuf pistes qui forment autant d'univers singuliers, oniriques et fantasmés. Cette collaboration n'offre pas un nouveau tournant, mais une autre facette de ce que la musique de Tazartès peut être. On retrouve un Tazartès plus calme, plus cadré, mais aussi plus clair, un Tazartès qui choisit chaque direction avec prudence. Cette collaboration nous permet de découvrir deux instrumentistes polonais singuliers, qui comme Tazartès, ne s'arrêtent à aucune étiquette, et n'ont  peur de franchir aucune barrière. Trois artistes en somme qui créent une musique unique, une musique qui ne nie pas son histoire et ne cherche surtout pas à s'en détacher, une musique qui revisite l'histoire, qui revisite les traditions et les folklores, avec romantisme, musicalité, émotion et imagination.


GHÈDALIA TAZARTÈS / PAWEŁ ROMAŃCZUK / ANDRZEJ ZAŁĘSKI - Carp's Head (LP, Monotype, 2016)