west coast soundings

Je parlais ci-dessous de la diversité des productions du label wandelweiser, qui vont de la musique électroacoustique à l'improvisation type wandelweiser en passant par l'opéra et les compositions post-sérielles. Volontairement, j'oubliais une compilation que le label vient de publier, qui pourrait également illustrer cette diversité. Je n'en ai pas parlé car elle est un peu trop spécifique je pense, puisque ce double disque intitulé west coast soundings s'intéresse principalement à Michael Pisaro et James Tenney, ainsi qu'aux jeunes compositeurs américains influencés par le travail de ces deux compositeurs. Ainsi aux côtés des deux musiciens déjà cités, on retrouve également Mark So, Michael Winter, Chris Kallmyer, Tashi Wada, Liam Mooney, Scott Cazan, Laura Steeberge, Catherine Lamb, Quentin Tolimieri, et Casey Anderson. Quant aux interprètes, il s'agit de Frank Gratkowski, Seth Josel, Hans W. Koch, Anton Lukoszevieze, et Lucia Mense. Ces cinq musiciensn en quelques jours, parfois en compagnie des compositeurs, ont donc enregistrés une pièce de chacun de ces compositeurs durant le mois de juin 2013 à Cologne.

Cette compilation est partie de l'idée de fêter le centenaire de John Cage, mais tous les participants se sont vite mis d'accord pour dire qu'il était peut-être plus intéressant de se consacrer aux nouvelles musiques expérimentales, aux nouvelles générations et aux nouveaux musiciens, et de ne pas jouer Cage, ce qui est certainement l'idée qui aurait le plus plut à Cage lui-même, puisqu'il était aussi intéressé par les conséquences de sa musique sur les nouvelles générations, autant que par les différentes réalisations possibles de sa musique, en corrélation immédiate justement avec comment les nouvelles générations se l'appropriaient.En tout cas, même si c'est un plaisir d'écouter de nouvelles performances de Cage, c'est tout aussi heureux de découvrir de nouveaux compositeurs ou de nouvelles pièces de certains déjà connus, et je suis plutôt ravi de ce changement d'initiative.

Je n'ai pas très envie de parler de chaque pièce séparément, je pense qu'il vaut mieux laisser la surprise en fait. Très peu de pièces dépassent les dix minutes sur ces disques, et comme sur n'importe quelle compilation, ça peut être très frustrant de n'entendre que cinq minutes d'un compositeur. Je préfère donc laisser la voie entièrement libre à une écoute la plus fraîche possible. Mais pour le dire rapidement, on retrouve de nombreuses compositions pour notes tenues, souvent instrumentales avec parfois un peu d'électronique. Il n'y a pas beaucoup de silence, les volumes ne sont jamais très forts, quelque fois le bruit est présent à travers des enregistrements, et quelques surprises comme une pièce pour radio, une étrange valse dissonante et une pièce  pour des triangles et de la glace parcourent cette compilation. Et quant aux compositions elles-mêmes, elles sont souvent assez minimales, ouvertes, parfois graphiques, mais s'orientent toutes de manière diverse. Mention spéciale en tout cas pour Mark So, Tashi Wada, Scott Cazan, Catherine Lamb,et Quentin Tolimieri qui ont tous proposé des œuvres singulières, belles, et riches. Mention spéciale également à chaque musicien, car toutes ces pièces sont réalisées avec brio, finesse, sensibilité, et réflexion.

Une très bonne occasion de se plonger dans les nouvelles musiques expérimentales américaines, la sélection des pièces et des compositeurs est judicieuse et intelligente, elle est certes orientée mais c'est pleinement assumé en même temps. En tout cas ce disque est le bienvenue pour promouvoir un peu de jeunes artistes très prometteurs qui n'en sont pas à leur premier essai et qui restent sous-estimé, tels ceux que je viens de mentionner.

compilation -  west coast soundings (2CD, Wandelweiser, 2014) : lien

wandelweiser

Voilà plusieurs années qu'on entend de plus en plus parler de wandelweiser, aussi bien en mal qu'en bien d'ailleurs, car les détracteurs ne manquent pas. Le collectif est souvent assimilé à une utilisation immodérée du silence, de la répétition, de l'environnement extérieur et des volumes faibles. Pourtant, quand on regarde le catalogue Wandelweiser géré par Antoine Beuger, qui ne regroupe pas uniquement des membres du collectif, on s'aperçoit qu'il y a bien plus que ça, que la musique autour de ce collectif est bien plus riche qu'elle ne le laisse penser. Quelques exemples parmi les nouveaux disques proposées cette année par Beuger, qui regroupent des pièces improvisées, un opéra, une œuvre électronique, et des pièces instrumentales écrites.

Si la plupart des travaux présentés par le label wandelweiser regroupe des compositions, je ne suis pas sûr du tout que ce soit le cas pour 120112. Ce disque est un duo composé de Rasmus Borg au piano et de Henrik Munkeby Nørstebø au trombone, et si je ne connais pas le premier, tout ce que j'ai entendu jusqu'à présent du tromboniste appartenait clairement au domaine de l'improvisation (hormis peut-être sur son Solo qui présentait parfois quelques lignes qui semblaient écrites au sein des improvisations).

Tout ça pour dire que je ne sais pas si c'est réellement écrit ou complètement composé, mais je crois tout de même que les trois pièces présentées ici sont des réalisations d'idées d'improvisation très restrictives. Durant cinquante minutes divisées en trois prises de son effectuées le même jour Borg et Nørstebø ne jouent que deux notes, ils ne jouent qu'une quinte dans le registre le plus grave de leur instrument. Deux notes longues et tenues, mais rondes et riches grâce aux propriétés de ce registre. Car choisir le grave et la tenue du son n'est pas un choix anodin. C'est ce qui permet également aux notes de peindre au fil de leur tenue un très large panel d'harmoniques, c'est ce qui permet à chaque son de s'élargir en fonction de son volume (qui varie entre pp et p) et de son attaque - douce la plupart du temps.

Je n'ai pas vraiment saisi la structure adoptée par ce duo : les notes sont jouées à intervalles irréguliers, parfois seules, parfois suivies de leur pair, en solo ou en duo. Il n'y a pas beaucoup de silences, mais beaucoup d'espaces entre les notes, un espace superbement rempli par toutes les harmoniques de chaque note. Les timbres se confondent parfois, la dynamique des notes jouées simultanément est précisément similaire pour les deux instrumentistes. A noter aussi que la prise de son a été réalisée en studio, et qu'on n'entend donc aucun sons extérieurs, juste la pureté de ces quelques notes qui résonnent à chaque fois de manière toujours plus poétique. Une très belle exploration de la rencontre des registres graves du piano et du trombone au sein d'une dyade poétique. Et si c'est surprenant de voir Nørstebø sur le catalogue wandelweiser a priori, ce duo avait néanmoins toute sa place ici, il rentre parfaitement dans les "codes" wandelweiser, que ce soit écrit ou non d'ailleurs. De plus, il est vraiment beau et réjouissant.

Avec das wetter in offenbach, ce sont Thomas Stiegler - membre du collectif wandelweiser, et Hannes Seidl qui proposent une pièce électronique de 40 minutes pour field-recordings et sinusoïdes. Des enregistrements quotidiens de halls, de parcs, de villes, d'oiseaux, et quelques sinusoïdes qui viennent les ponctuer. Bien évidemment, dit comme ça, ça ressemble beaucoup à du Pisaro, et pourtant pas tellement, car il n'y a pas la connivence entre les deux éléments, jusque dans le mixage, je pense que tout est fait pour les opposer.

D'ailleurs je dis sinusoïdes mais les fréquences utilisées ne sont pas aussi simples. La plupart du temps, il s'agit d'une sorte de quinte, et les deux notes sont jouées simultanément en glissando, l'une vers le bas et l'autre vers le haut. Il y a donc une confrontation à l'intérieur même des sinusoïdes. On trouve donc des confrontations entre les éléments électroniques utilisées, mais aussi une rupture vraiment surprenante. Aux alentours de 35 minutes surgit un court enregistrement de techno house complètement renversant par exemple.

Mais avec ces éléments, Stiegler & Seidl ont composé une longue pièce fleuve très belle à un volume assez fort et sans silence. D'où cette impression de forme fleuve, qui ne vient pas uniquement des enregistrements d'eau... Enregistrées entre 2009 et 2010 à Offenbach, chaque partie est mixée et éditée avec soin, il n'y a pas de ruptures claires entre chacune (hormis la fameuse partie "house" bien sûr). Tout se suit avec naturel, avec fluidité, comme dans le quotidien. Seules les fréquences en dyade viennent perturber cette quotidienneté poétique en introduisant une note d'étrangeté et de musicalité.

L'écoute de ce disque met dans un état vraiment étrange, on y cherche sa place, on y cherche la forme, on y cherche un sens. C'est une véritable expérience musicale (plus que sonore), et une expérience très belle.

Peter Streiff est un autre compositeur que j'entends ici pour la première fois.  Le label wandelweiser propose ici un disque intitulé works for piano, une suite de dix pièces réalisées par Urs Peter Schneider, un pianiste proche du compositeur.

Je n'émettrai pas vraiment de jugement sur ce disque car je ne suis pas trop rentré dedans. Je ne trouve pas ça mauvais, mais je n'aime pas vraiment non plus, en tout cas, il n'y a pas eu le petit truc/déclic qui a fait que je m'y plonge vraiment. Ce pourquoi je ne peux pas vraiment dire quelque chose dessus. Je l'ai écouté, mais sans trop chercher à comprendre la forme, le sens, car je n'ai pas trouvé une idée forte qui m'aurait poussé à m'immerger dans ce disque.

Quoiqu'il en soit, pour présenter ce disque en bref, il s'agit d'une suite qui est assez loin des productions habituelles de wandelweiser. Ce n'est que rarement silencieux, hormis sur les Three piano studies, ni répétitif. On a souvent l'impression d'entendre de la musique "moderne". Les formes utilisées ne sautent pas aux oreilles, c'est parfois tonal, parfois complètement atonal, parfois volontairement éclaté, et parfois structuré, en tout cas c'est écrit, semble-t-il, avec beaucoup de précision et de maturation, tout semble très réfléchi. Mais comme je l'ai déjà dit, je ne sais pas, il n'y a pas eu le truc qui a fait que j'ai eu envie de me plonger dedans, et je suis resté assez distant de ce disque à chaque écoute, donc je ne peux en dire en plus. Je conseillerais tout de même d'y jeter une oreille je ne pense pas que ce soit de la "mauvaise musique", l'univers est plutôt original, les compositions semblent vraiment murement réfléchies, mais en tout cas ce n'est pas pour moi.

Mais Urs Peter Schneider, pianiste sur le précédent disque, est également un des plus grands compositeurs "post-sériels" suisses. Et le label wandelweiser vient de publier quatre de ses compositions sur un double disque intitulé Kompositionen 1973-1986. Certes, ce ne sont pas des compositions récentes, mais qu'importe, je suis vraiment heureux qu'elles soient enfin réalisées et publiées sur disque, et notamment l'opéra Sternstunde, une sublime œuvre pour voix parlée, chantée et percussion. Durant 60 minutes, on entend deux cloches, deux chanteurs et trois "parleurs". Il s'agit d'une composition atonale qui est réalisée sur plusieurs couches horizontales. Les cloches jouent la pulsation, le chant n'est basé que sur une note et un rythme, et les voix parlées ne modulent également que rarement, toujours sur le même ton et légèrement en contretemps. Il s'agit donc d'une composition très lancinante et répétitive, ponctuée seulement par du bruit blanc qui intervient quatre ou cinq fois, progressivement jusqu'à recouvrir les instruments durant quelques secondes. L'atmosphère est indescriptible, il y a quelque chose de résolument ancien et médiéval, comme un chant polyphonique, et quelque chose de résolument moderne et contemporain. Mais ce n'est ni complètement moderne ni complètement ancien. Schneider maîtrise les codes et jouent avec de manière à les équilibrer, il les utilise pour créer son propre univers qui ne rentre dans aucune école. Voici donc une œuvre vraiment géniale, belle, originale, intelligente et précise, renversante. Une des plus belles pièces écrites que j'ai entendu depuis longtemps.

Hormis cet "opéra", on trouve également deux courtes pièces d'environ cinq minutes qui ouvrent et ferment chacun des disques, la première pour piano et la dernière pour orgue Hammond. La première, Zeitgehöft, complètement atonale, est plus éclatée et utilise le silence, mais également de nombreuses variations d'attaque et d'intensité. Tandis que la dernière, Augenhöle, utilise un volume très faible constant, de nombreux silences, et des accords harmoniques. Et le second disque est également l'occasion de (re)découvrir Meridian, une autre très longue pièce d'une heure pour piano, violon, percussion et cuivre. Il s'agit certainement d'une œuvre sans instrumentation précise à l'origine, peut-être écrite en partition graphique. Je ne sais pas trop. En tout cas, il s'agit d'une pièce vraiment atonale, avec des cuivres et cordes qui jouent de longues notes tenues dissonantes, quelques cordes pincées plus rythmiques, et un piano aussi percussif et percutant que les percussions. La forme est insaisissable, opaque, on ne comprend pas trop la direction mais on la ressent plus - comme une partition déterminée et ouverte en même temps. Les volumes comme la densité de l'orchestre sont très variables et malléables, et l'intérêt de cette pièce réside principalement dans la gestion de l'espace, du silence et des tensions.

Un très beau disque en somme, vivement recommandé pour le magnifique Sternstunde, mais également pour découvrir ce compositeur atypique et singulier (si comme moi vous ne le connaissez pas encore), plein d'idées et d'intelligence, injustement mésestimé.

RASMUS BORG/HENRIK MUNKEBY NORSTEBO - 120112 (CD, Wandelweiser, 2014) : lien
THOMAS STIEGLER/HANNES SEIDL - das wetter in offenbach (CD, Wandelweiser, 2014) : lien
PETER STREIFF - Works for piano (CD, Wandelweiser, 2014) : lien
URS PETER SCHNEIDER - Kompositionen 1973-1986 (2CD, Wandelweiser, 2014) : lien

ET/OU - en chute libre

ET/OU est la rencontre inédite de deux figures des musiques expérimentales québécoises : Martin Tréteault, platiniste renommé des musiques improvisées et Michel Langevin, batteur qui a longtemps participé au groupe de métal Voivod. Ce duo s'est formé il y a déjà plusieurs années et marche vraiment très bien.

De son côté, Tréteault aborde les platines de manière percussive, tandis que Langevin aborde la batterie de manière sonore et abstraite. Mais là, ce sont les détails. Car avant tout, Tréteault explore les particularités abrasives des platines, des diamants et des préparations, et Langevin joue tout de même de manière très rythmée, très rock même souvent. Et c'est ce qui fait le charme de ce duo, de l'improvisation très rock, avec de beaux patterns rythmiques binaires et entraînants, mais aussi des excursions violentes et puissantes dans les domaines les plus parasitaires des platines.

ET/OU propose avec En chute libre une suite de huit improvisations axées sur la puissance du rythme binaire et des textures noisy, mais aussi sur les possibilités rythmiques des platines préparées et les possibilités exploratrices des instruments acoustiques (la batterie). Un disque parfois puissant et dansant, parfois explorateur et abstrait, le fruit d'une rencontre inattendue mais très juste. Car les deux musiciens se complètent et s'entendent très bien, ils jouent chacun leur jeu, tout en tenant compte des particularités de l'autre, et c'est ce qui fait la richesse de cette collaboration entre la noise, le métal et l'improvisation libre.

ET/OU - en chute libre (CD/téléchargement, Oral, 2014) : lien / bandcamp

Russell Haswell & PAIN JERK - Electroacoustic Sludge Dither Transformation Smear Grind Decomposition nO!se File Exchange Mega Edit

Russell Haswell & PAIN JERK, deux figures du harsh noise violent, se réunissent pour une longue "collaboration" à distance épique. Les deux musiciens se sont envoyés différents fichiers musicaux entre 2012 et 2014, qu'ils ont ensuite assemblés individuellement : le résultat est un double CD intitulé Electroacoustic Sludge Dither Transformation Smear Grind Decomposition nO!se File Exchange Mega Edit où chacun des musiciens propose une pièce par disque.

Le premier, composé par Haswell, est le plus long et dure plus de 70 minutes. Après un échange initial de divers matériaux musicaux et principalement bruitistes, Russell Haswell a composé une longue pièce violente et hétérogène, basée fondamentalement sur l'édition des sons reçus. L'artiste noise d'origine anglaise compose avec du bruit harsh, avec des beats et des field-recordings. Il remodèle des sons de synthétiseur analogique, les accélère, les ralentit, les amplifie et les modifie pour construire une très longue pièce qui oscille entre musique acousmatique, power electronics et harsh noise. Russell Haswell joue sur les différentes dynamiques, les niveaux d'intensité, les volumes, les densités, pour véritablement composer avec le bruit, à la manière de Karkowski j'ai envie de dire. La plupart du temps, c'est très harsh et puissant d'accord, mais la violence est très justement équilibrée par l'utilisation momentanée de rythmiques ou par des modifications et des filtrages de sons simples, aérés et plus contemplatifs. Je crois que c'est une des plus belles pièces bruitistes que j'ai entendu depuis longtemps, où bruits blancs harsh, manipulations électroacoustiques, édition numérique, synthétiseurs analogiques, larsens, enregistrements et éléments rythmiques s''équilibrent très justement.

Quant au second disque, PAIN JERK utilise les sons édités par Russell Haswell pour composer une pièce plus courte (une trentaine de minutes). Il utilise certains des éléments les plus abstraits du premier disque, ainsi que d'autres encore plus épurés, pour créer une belle œuvre électroacoustique basée sur le mixage, l'édition d'édition ("mega edit"), l'équalisation, l'échantillonnage et le filtrage du bruit créé par Russell Haswell. C'est moins harsh de manière générale, et plus axé sur l'exploration sonore et les techniques de modifications numériques, mais très intéressant pour sa manière de composer avec le son de manière abstraite. En somme, un excellent travail d'échange et de collaboration sur l'appropriation de matériaux musicaux et sur la diversité des techniques de production et de modification du son.

RUSSELL HASWELL & PAIN JERK - Electroacoustic Sludge Dither Transformation Smear Grind Decomposition nO!se File Exchange Mega Edit (2CD/digital, Editions Mego, 2014) : lien

Austin Buckett - Grain Loops

Grain Loops est le premier disque que j'entends d'Austin Buckett. Je ne connaissais rien de ce compositeur australien, et d'après ce que j'ai vu, il semblerait qu'il s'agisse d'un artiste sonore qui a précédemment travaillé sur la perception du bruit blanc sous toutes ses formes à travers un programme radiophonique. Sur ce disque, Austin Buckett continue d'une certaine manière à travailler sur le bruit, mais également sur le rythme et la répétition, éléments fondamentaux de notre univers, en utilisant quatre caisses claires.

Pour Grain Loops, Austin Buckett propose un travail qui oscille entre certaines conventions et une grande part d'originalité. Austin Buckett n'utilise ici que des caisses claires, et pour ceux qui sont habitués aux musiques improvisées, ce n'est certainement pas une surprise de voir un batteur réduire son instrument à un seul de ses éléments. De plus, la caisse claire est ici frottée avec du papier, caressée, et rarement percutée comme souvent dans l'improvisation libre.

Et pourtant la musique de Buckett n'a rien à voir avec l'improvisation libre, elle est même plus proche du hip hop et de la techno que de la musique non-idiomatique. Contrairement à d'habitude, ce solo est très rythmé, mais rythmé d'une manière particulière. Car ici, le travail de mixage et d'édition est aussi important sinon plus que la "performance" elle-même. Pour Grain Loops, Austin Buckett se sert de très courts échantillons d'une ou plusieurs caisses claires qu'il met en boucle durant une minute pile. Il propose ainsi trente miniatures précises et chronométrées pulsées au rythme de l'échantillonnage. Et si les textures développées paraissent convenues d'une certaine manière, Austin Buckett crée tout de même des univers vraiment singuliers qui oscillent entre la musique électronique et la musique instrumentale ; il parvient à explorer une sorte de techno tribale sans kick ni basse avec des sources purement acoustiques et instrumentales.

Une démarche très intéressante en somme, avec un fort accent sur le rythme comme fondement de la musique et de l'univers, mais qui parvient surtout à créer une musique apparemment électronique avec de simples caisses claires.

AUSTIN BUCKETT - Grain Loops (LP/digital, Room40, 2014) : lien

synthèses modulaires analogiques

Deux aspects des synthés analos, et plus particulièrement les modulaires, font de cet instrument un des plus riches que je connaisse. D'une part, comme l'ordinateur et dans la synthèse numérique, il y a la multitude de possibilités (proche de l'infini) qu'offre la synthèse. Additive ou soustractive, la synthèse permet de produire des sons toujours nouveaux en modifiant l'intensité ou le circuit de l'électricité. Mais surtout, du fait qu'ils soient analogiques, que l'électricité soit directement contrôlée par les potards et les patchs, les synthés modulaires n'ont pas le côté abstrait et médiatisé de l'ordinateur, le synthé modulaire c'est juste une infinité de possibilité sur un instrument en lien concret, immédiat et direct avec la production du son, il s'approche vraiment de la pratique instrumentale, et permet également de composer en direct avec des possibilités également infinies de mises en forme, qui vont des premières compositions d'Eliane Radigue à Thomas Lehn par exemple.

Un des nouveaux maîtres incontestés du synthétiseur modulaire est sans aucun l'ancien saxophoniste Thomas Ankersmit. En solo (avec son saxophone) ou en duo avec Valerio Tricoli, ce compositeur autrichien a déjà démontré son attention extrême au son et sa précision dans la composition. Sa production discographique est assez faible pour le moment, et c'est donc avec plaisir que je découvre un nouveau disque de cet excellent musicien, un CD publié par Touch et intitulé Figueroa Terrace.

Pour ce nouveau solo, Ankersmit est venu à CalArts aux Etats-Unis utiliser leur synthétiseur analogique modulaire Serge. Le Serge est typiquement le genre de machine énorme rêvée pour faire des drones massifs ou des murs de bruit tout aussi massifs. Mais ce n'est pas le but d'Ankersmit, qui s'intéresse autant à la forme qu'au son en lui-même. Ce dernier ne fait ni de la noise, ni du drone, il compose véritablement de la musique électronique. Bien sûr, il y a quelques éléments de noise, une utilisation abrasive des générateurs de bruit et des micro-contacts avec une lourde basse à la fin, mais ce n'est pas le propos du disque, c'est juste pour conclure en beauté avec une sorte de climax tendu et puissant.

Mais Ankersmit s'intéresse plus ici à des fréquences simples, sans enveloppe, sans bruit, des fréquences qui interagissent entre elles. Déjà quand il pratiquait le saxophone, il s'intéressait bien plus aux fréquences qu'il pouvait produire qu'aux notes elles-mêmes. Il ne s'agit pas de composer de manière tonale, mais de composer avec des fréquences et de fabriquer des amas de fréquences qui donnent vie à un univers sonore particulier. Ankersmit joue sur la microtonalité bien sûr, sur le frottement et les battements entre des fréquences proches, notamment dans les registres aigus. Les deux tiers du disque environ sont composés ainsi de quelques fréquences simples (sinusoïdales, carrés, en dents de scie, etc.) mais il y a peu voire pas d'enveloppes, d’échantillonneur et de séquenceur.

Ce n'est pas non plus une musique pour sinusoïdes pures comme on en entend de plus en plus. Thomas Ankersmit, d'accord', s'intéresse beaucoup aux phénomènes sonore liés aux frottements de plusieurs fréquences, mais il s'intéresse aussi beaucoup à la mise en forme du son, à son déroulement narratif et à la composition. Du coup, il joue aussi beaucoup sur les notions de dynamiques du son, il sculpte les masses sonores, il compose avec la densité du son ; bref il compose de la musique électronique. Et il la compose avec un sens du drame profond je trouve. Car la musique d'Ankersmit est d'un côté, très précise et sensible de manière sonique, mais aussi très intense et dramatique au niveau émotionnel. Il y a sorte de connaissance des phénomènes psychoacoustiques mise en jeu dans la composition. Telle densité, telle hauteur, tel volume sont utilisés pour générer des émotions précises chez l'auditeur. Peut-être pas précises, mais toujours pour que l'auditeur ressente quelque chose au niveau émotionnel. Et c'est certainement ce dernier point que j'apprécie le plus chez Ankersmit.

Même si au final, ce sens du drame, cette attention au son, et cette volonté de composer ne vont certainement pas l'un sans l'autre, c'est tout de même la maîtrise totale et l'addition de ces trois éléments qui font de Thomas Ankersmit l'un des compositeurs de musique électronique actuelle les plus intéressants.

Mais comme je le disais plus haut, les synthés modulaires sont aussi l'instrument idéal pour faire du drone/noise massif à la Kevin Drumm. Et c'est plus dans cette approche que J. L. Maire utilise son synthétiseur analogique, comme le montre son dernier disque en date, qui est aussi ma première rencontre avec ce musicien. Un CD-R avec peu d'informations, d'un musicien dont je n'avais auparavant jamais entendu parler, dans une pochette sérigraphiée assez kitch, je dois dire que quand j'ai reçu ce disque, je n'avais pas forcément envie de l'écouter tout de suite. Et pourtant, très belle surprise.

La forme est simple, J.L. Maire utilise de longs sons continus qui se superposent progressivement. Au début, le son est proche d'une guitare électrique, puis petit à petit, des sortes d'harmoniques et de textures proches de l'orgue apparaissent. Niveau volume ce n'est pas très fort, mais la dynamique des sons est toujours dans une zone de tension, et la superposition rend forcément le son global de plus en plus massif. Une sorte de nappe granulaire se forme ainsi progressivement, une nappe très belle, composée avec beaucoup d'attention au son. J'aime beaucoup ce disque car les premières minutes paraissent très simples, on dirait juste quelques légers larsens de guitare avec de la réverb et de l'écho, mais progressivement, le son devient de plus en plus riche et complexe, tendu et subtil, plein d'harmoniques et d'évènements microscopiques.

J.L. Maire propose donc une sorte de drone progressif pour synthé analogique. Tous les sons passent au séquenceur et se superposent pour former une masse sonore granulaire, belle, et subtile. Une masse qui devient de plus en plus intense sans véritable changement de dynamique. C'est subtil, judicieux et efficace.

Je ne sais pas ce qu'utilise J.L. Maire comme synthétiseur, mais en tout cas, Yvan Étienne, comme Thomas Ankersmit, utilise également un synthétiseur analogique modulaire Serge pour son dernier solo intitulé Feu (et publié par Aposiopèse, la label qui a également édité le dernier superbe disque de Thomas Tilly).  Il utilise un Serge, mais aussi de l'électronique, des field-recordings et de la vièle à roue, car Yvan Étienne travaille beaucoup sur les relations entre les différents arts et les différents médias, et ce n'est donc pas étonnant de la voir multiplier des sources sonores hétérogènes (même si par ailleurs, il peut aussi se concentrer parfois sur un seul instrument, telle la vièle à roue dans son duo Le Verdouble, en compagnie de Yann Gourdon).

Feu est donc un subtil mélange mélange entre les sources. Les trois compositions présentées ici sont plutôt linéaires, il n'y a pas de ruptures abruptes comme chez Ankersmit, mais ce n'est pas non plus aussi statique et monotone que le solo de Maire. Étienne. Il s'agit plutôt de sons continus qui glissent très progressivement d'un univers sonore à un autre. Quant au synthétiseur, il est surtout utilisé comme un générateur de nappes de bruit blanc, avec quelques excursions momentanées dans les échantillonneurs. Mais le plus important ici ne réside pas je pense dans l'approche de la synthèse, ni dans la composition à proprement, mais bien plutôt dans le savant et très fin miaxage des différentes sources.

Yvan Étienne, pour ce solo, compose trois pièces basées parfois sur la vièle, parfois sur le synthé, parfois sur le field-recordings, mais il travaille surtout sur le mixage parfait de ces sources jusqu'à ce qu'elles deviennent indistinctes. Le synthé est donc entre le bourdon et le bruit blanc pour soit se fondre dans les field-recordings (enregistrements de terrain bruts et le plus proches possibles du bruit blanc souvent), soit se fondre dans la vièle, ou inversement bien sûr. Et d'une part c'est réussi, Yvan Etienne a su composer une masse sonore indistincte ; mais en plus, ces trois éléments se complètent à merveille et forment des textures inouïes, riches, denses et complexes qui oscillent tout le temps entre le bruit pur, le bourdon et la musique électronique. Yvan Etienne a su composé ici trois pièces électroacoustiques mixtes d'une beauté, d'une luminosité et d'une massivité qui peuvent rappeler autant la précision d'Ankersmit que les masses microtonales de Phill Niblock. Un travail singulier, poétique, dense, et précis, hautement recommandé.

Pour faire un article plus complet, il aurait aussi fallu parler d'autres approches du synthé, comme un filtre dans certaines musiques électroacoustiques, comme un instrument dans l'improvisation libre, comme un générateur dans les musiques électroniques ; il aurait fallu parler de Thomas Lehn, de Robert Piotrowicz, et de bien d'autres. Mais déjà, avec ces trois artistes, on peut présenter succinctement les pratiques rendues possibles par un des plus riches instruments électroniques existant.

THOMAS ANKERSMIT - Figueroa Terrace (CD, Touch, 2014) : lien
J.L. MAIRE - sans titre (CDR, afeite al perro, 2014) : lien
YVAN ETIENNE - Feu (CD/digital, Aposiopèse, 2014) : lien / bandcamp