La Vierge de Nuremberg - Le retour de (LP)

LA VIERGE DE NUREMBERG - Le retour de (Bloc Thyristors/Bimbo Tower, 2012)
Si chaque décennie s'évertue à faire revivre une génération, la notre semble bien déterminée à continuer les années 80, notamment à travers une pelletée de groupes revival proches du post-punk et de la no-wave. Et c'est rarement agréable de voir une bande de moustachus branchés de vingt ans refaire la musique de Pere Ubu, des Contortions, quand ce n'est pas - en toute modestie - Joy Division ou The Cure. Tout ça pour dire que La Vierge de Nuremberg - projet qui regroupe Jac Berrocal (trompette, chant), Jean-Noël Cognard (batterie), Philippe Thiphaine (guitares), Ben Ajrab (basse), Rivkah (voix et claviers) et Quentin Rollet (saxophone alto) - s'apparente aussi à un de ces récents projets post-punk, sauf qu'il ne s'agit pas de la même catégorie de musiciens, puisqu'au moins trois d'entre eux sont clairement issus du jazz, du free et de l'improvisation libre (Berrocal, Rollet et Cognard).

Il s'y apparente, mais pour de meilleurs raisons qu'une vaine tentative de revival. La Vierge de Nuremberg, c'est autant rock que jazz, aussi punk que free. C'est avant tout du post-punk dans la mesure où le groupe a compris les limites de chaque genre, les repousse et es brise, mais surtout parce qu'ils ne font que ce qu'ils ont envie de faire, avec passion et persévérance. Du coup, c'est parfois inattendu et original quand les esthétiques se croisent et se mélangent, c'est aussi parfois kitsch comme un morceau de Noir Désir, mais aussi poétique comme du Miles, ou urgent et libre comme du free.

Les pièces sont courtes et très différentes - même si on n'est jamais très loin du rock. Les propositions sont nombreuses et inégales, certaines m'indiffèrent (les plus rock et conventionnelles) et d'autres me réjouissent beaucoup (les plus virulentes ou les plus osées). Mais peu importe à vrai dire. Quelque soit la musique proposée, quelque soit sa valeur à nos yeux, elle est toujours jouée comme il se doit : avec de la passion, des tripes et de la joie. Toutes les idées ne me plaisent pas non mais l'investissement est si énergique et passionné qu'on se laisse facilement prendre au jeu. Il s'agit quand même de rock très inspiré, libre et, je le répète, passionné. Très bon travail.

Wolf Eyes - No Answer : Lower Floors

WOLF EYES - No Answer : Lower Floors (De Stijl, 2013)

Le légendaire groupe de noise américain revient avec deux de ses membres fondateurs pour un album puissant, épuré, glacial et sombre. Un excellent retour surprenant et malsain.

C’est à la fin des années 90 qu’est apparu Wolf Eyes, légendaire groupe de noise post-industriel composé de John Olson, Aaron Dilloway et Nate Young. A l’époque, c’était violent, corrosif, massif, décalé, déjanté, crade, incroyable. Pour beaucoup, le groupe a été une révélation, notamment pour ceux qui aimaient Throbbing Gristle et Merzbow tout en s’en lassant. Aujourd’hui, Wolf Eyes a évolué, le groupe s’est épuré, est devenu plus froid, plus clinique ; les membres ont changé (Olson et Young toujours, avec James Baljo). Et il revient cette année, en compagnie de Mike Connelly et Aaron Dilloway, deux membres de la première génération, pour No Answer : Lower Floors, un album sombre et glacial, posé et flippant.

Au début du disque, ça va, on s’y retrouve. Des sortes de rythmiques de hip-hop industriel et abstrait, un beat lourd et très lent qui laisse la place à une voix fantomatique passée au delay, ainsi qu’aux boucles de cassettes et aux parasites noise électroniques. L’ambiance est sombre, froide et clinique, parfois malsaine. Et c’est sans parler de la guitare et du saxophone tout aussi fantomatiques de Baljo. Puis peu à peu, le beat se réduit à une basse, les voix et les instruments disparaissent pour ne laisser place qu’aux parasitages et aux débris post-musicaux : larsens, distorsions, boucles déformées.

On arrive alors aux deux titres finaux : Confession of the Informer et Warning Sign. Le premier est épuré, plat, inquiétant. Toute émotion est passée au filtre des pédales et des effets pour une musique post-humaine, glaciale, et chirurgicale : comme du dub qui surgit après l’ère de la noise, comme du rap après la génération indus. Tout est mis à plat, les codes, les sentiments, la structure, pour une remise en question et une proposition vraiment fraîche. Et quant à Warning Sign, c’est le retour propre et mécanique à la violence atomique. Une onde de choc en boucle, une onde de larsens, de distorsions et de saturations, un signal ultra-violent et agressif, qui revient sans cesse. Le retour à la noise teinté de tambours et de répétitions, un retour à l’agression sonore comme envoûtement, comme rituel chamanique d’une ère qui en est déjà passé par les meurtres et les accidents nucléaires. La musique rituelle d’une génération qui n’a plus rien à perdre, plus rien à envier, plus rien à donner à part le détournement des déchets et des ordures. Hautement recommandé.

(chronique également publiée sur dmute.net)

Kiiln - Is Music Invisible?

KIILN - Is Music Invisible? (Caduc, 2013)
Kiiln est un jeune duo composé de Lance Austin Olsen (lecteurs cassette, radio, objets amplifiés et guitare "traînée") et Mathieu Ruhlmann (ukulélé, cymbale, piano et objets amplifiés). Ce disque est le premier enregistrement de cette collaboration entre les deux musiciens expérimentaux canadiens.

La musique proposée par Kiiln n'est pas évidente à cerner - et elle n'est pas non plus simple à décrire. Pour donner un ordre d'idées, Kiiln peut faire penser aux nouveaux improvisateurs et musiciens coréens tels que Hong Chulki, Ryu Hankil et Jin Sangtae, mais aussi à la "génération post-eai" des jeunes américains comme Richard Kamerman et Anne Guthrie. Mais avant de parler de ces musiciens récents, il s'agit peut-être d'une musique plus simplement post-cagienne qui peut faire penser à certains enregistrements électroacoustiques de David Tudor.

Tout ça pour donner un aperçu, je vais donc essayer d'être plus précis et spécifique maintenant. Is Music Invisible? est une suite de cinq pièces assez courtes aux structures fluctuantes. Ca ne semble ni précisément structuré ni spontané et le duo pourrait très bien suivre une u plusieurs partitions graphiques. Kiiln propose une sorte de noise minimaliste et lo-fi, une musique calme, abstraite et grinçante basée sur des fréquences de radio, des buzzs électriques, et surtout beaucoup d'objets amplifiés par des micro-contacts. Les deux voix s'entremêlent en un ensemble de débris, de déchets et de parasites électroniques mouvants et instables. Si la musique ne paraît pas spontanée, les matériaux paraissent quant à eux aléatoires e par leur nature instable et parfois hors de contrôle.

Cinq pièces qui paraissent toujours échapper à la mémoire, cinq pièces quelque peu évanescentes en somme ; et je ne suis pas sûr que ce soit l'objectif. Les couleurs sont singulières, l'ambiance est original, et j'aime bien ce côté archaïque et bricoleur, cette atmosphère calme et électrique, mais les idées manquent de force. 

Sebastien Lexer, Evan Parker, Eddie Prévost - Tri-Borough Triptych

LEXER/PARKER/PRÉVOST - Tri-Borough Triptych (Matchless, 2013)
L'improvisation libre, on a souvent l'impression que c'est l'art des rencontres. Quand deux ou trois univers se rencontrent, c'est parfois chiant et improbable, mais c'est aussi parfois une surprise complète. Sur Tri-Borough Triptych, trois rencontres en duo sont proposées, avec Sebastien Lexer (piano), Eddie Prévost (percussions) et Evan Parker (saxophone). Le percussionniste a déjà joué avec chacun d'eux. Beaucoup connaissent ses travaux avec Evan Parker, et ce duo ne surprend pas vraiment. Ce sont plutôt les duos avec le pianiste Lexer, un musicien assez discret mais remarquable, qui surprennent ici, aussi bien avec Prévost qu'avec Evan Parker, avec qui il enregistre ici pour la première fois.

Contrairement à ce que l'on pourrait attendre, Parker commence sur la première improvisation à jouer sur l'espace et le silence aux côtés de Prévost. De courtes phrases sans trop de techniques étendues, des phrases assez simples répondent aux cymbales et grosses caisses frottées. Les deux voix sont bien distinctes et se connaissent - elles se répondent avec attention mais sans trop de surprise. Puis vient le deuxième duo avec Sebastien Lexer et Eddie Prevost. Toujours des grosses caisses et des cymbales frottées ; auxquelles répondent cette fois un piano extrêmement énigmatique. Un piano préparé avec minutie, où Sebastien Lexer joue sur l'intérieur du piano avec un e-bow, produit des nappes discrètes qui se noient dans les flux harmoniques des percussions. Sauf quelques fois, de manière très parcimonieuse, le clavier est utilisé pour de courtes phrases de quelques notes, d'un accord ou d'un arpège, à la manière de Tilbury. Lexer joue beaucoup sur les notions d'espace, de confusion des sources, sur l'étirement des notes et l'absence d'attaque. Des couleurs qui répondent et enrichissent merveilleusement la palette de percussions. L'autre duo Lexer/Parker est aussi excellent. Le pianiste continue son exploration des reliefs et des fractures, des déserts plats et abstraits d'où surgissent parfois un clavier d'une beauté spartiate. Et à ses côtés, Parker joue également de manière plus disparate que d'habitude. Il n'est pas question de souffle continu, le saxophoniste joue des lignes courtes, brèves, il varie les dynamiques et l'intensité en fonction  des schémas de Lexer. Cette fois, la confusion entre les instruments n'est plus possible, le dialogue s'installe donc dans des rôles et des réponses plus risqués. Les deux univers ne se ressemblent en rien aux niveaux des couleurs et des textures, mais ils parviennent tout de même à se concilier dans le dessin de reliefs, dans la gestion des dynamiques et dans l'enrichissement mutuel des flux. Superbe duo.

Trois duos assez différents qui valent surtout le coup pour la collaboration de deux vétérans de l'improvisation libre avec le très juste pianiste Sebastien Lexer. Des duos assez calmes et abstraits, mais plutôt riches en couleurs et qui varient les dynamiques et l'intensité avec équilibre et justesse. Du très bon travail.

Meetings with Remarkable Saxophonists (volumes 3 & 4)

JASON YARDE/OLI HAYHURST/EDDIE PRÉVOST -  All Together (Matchless, 2012)
Pour ce troisième volume de la série Meetings with Remarkable Saxophonists, Eddie Prévost a invité Jason Yarde (saxophones alto et soprano) et Oli Hayhurst (contrebasse), que je n'avais auparavant jamais entendu. Après les saxophonistes Evan Parker et John Butcher, c'est plutôt étonnant de trouver ici deux musiciens aussi proche du free jazz, voire du jazz. Autre suprise, Prévost lui-même délaisse son archet pour retrouver ses baguettes, et joue ici de la batterie - contexte oblige. 

Il n'est donc pas question de recherches formelles et abstraites sur le son, la texture, l'espace ou le temps ici. Pas uniquement en tout cas. Avant tout, il s'agit de jazz. On a bien une section rythmique d'accompagnement (basse/batterie) - même si la hiérarchie disparaît souvent au cours des ces deux improvisations, et une voix soliste haute en couleur, en mélodie, en phrasés ternaires et émotifs. Cette voix est d'ailleurs la plus remarquable : Jason Yarde, aux saxophones soprano et alto, possède une force émotive comme on en entend rarement, une force basée sur un jeu d'attaques et de placements rythmiques toujours intelligents et opportuns. Ce saxophoniste est un vrai saxophoniste de jazz, et ça fait du bien. Surtout que pour ma part, j'ai toujours beaucoup aimé Prévost dans les contextes les plus jazz, lorsqu'il lâche ses archets pour blaster. Et ici, le blast est omniprésent, la plupart du temps, le trio joue fort et rapidement, ils suivent une longue ligne dynamique qu'ils ne lâchent jamais, à l'image des vieilles improvisations de free. Et ça aussi ça fait du bien, de quitter la contemplation pour l'urgence sans la spontanéité. 

Un excellent disque de free qui renoue avec la mélodie, avec les phrasés du jazz, avec la hiérarchie. Mais un renouement qui se fait avec intelligence, car le trio se base aussi sur une interaction intime, sur un sens de l'énergie et la puissance partagé, sur une écoute très attentive, et sur un équilibre entre les dynamiques. Très agréable.

BERTRAD DENZLER/JOHN EDWARDS/EDDIE PRÉVOT - All-in-All (Matchless, 2013)
Dernier volume de la série Meetings with Remarkable Saxophonists, All-in-All est toujours un trio sax/basse/batterie avec John Edwards (déjà présent sur le premier volume aux côtés d'Evan Parker), le saxophoniste français Bertrand Denzler (au ténor), et l'initiateur de ces rencontres : Eddie Prévost.

La session est divisée en deux parties dominées par des esthétiques différentes. Une première partie proche de l'improvisation libre européenne, axée sur des explorations sonores, globalement assez calme, avec du silence, des techniques étendues et de la spontanéité. Une sorte de questions-réponses assez abstraites, qui m'auraient peut-être ennuyé si elles avaient duré une heure, même si certains moments sont très forts et réussis. Heureusement, il y a cette deuxième partie où Denzler n'hésite pas à monter et descendre des modes et leurs arpèges. Une deuxième partie plus proche du free jazz qui détonne surtout pour sa section rythmique. Car ici encore, Prévost joue de la batterie, au sens traditionnel (sans archet autrement dit), et avec John Edwards, ils ne cessent de relancer la machine, de revenir à la charge, de redonner l'assaut et de monter en puissance. Une section omniprésente qui structure toute l'énergie dans une interaction qui respire la stimulation. Edwards et Prévost étonnent à chaque minute, ils paraissent en ébullition et ne cessent de se renouveler ou de "s'inventer eux-mêmes".

J'aime beaucoup Bertrand Denzler, mais ici, j'avoue avoir été surtout surpris, submergé et convaincu au final par la créativité, l'écoute et la cohésion de la section rythmique avant tout. Après, le trio "fonctionne" aussi et beaucoup de joie, d'émulation, d'énergie et même parfois d'humour règnent durant cette heure. Pas mal en somme. 

Cornelius Cardew - Piano Music : 1959-1970

CORNELIUS CARDEW - piano music : 1959-1970 (Matchless, 1996/2013)
17 ans après sa première publication, cette compilation de pièces pour piano composées par Cornelius Cardew et interprétées par John Tilbury revient en stock. Des pièces composées entre 59 et 70, c'est-à-dire directement après la fin des études de Cardew, et jusqu'à la magistrale partition graphique qui continue de marquer de nombreux musiciens : Treatise (qu'il termine en 1967). Un extrait est d'ailleurs proposé de cette pièce à la fin du disque, avec la participation d'Eddie Prevost au gong, dans une version qui imite la création par Cardew. Quant au reste, il s'agit uniquement de pièces pour piano seul, toutes interprétées par John Tilbury, qui fut un proche (ami et musicien) du compositeur (Cardew jouait notamment dans AMM à la fin des années 60 aux côtés de Prevost).

Lors des premières pièces, l'influence de l'avant-garde européenne n'est pas très loin encore, même si Cardew commençait déjà à s'intéresser de près à la nouvelle école new-yorkaise. Il s'agit de musique atonale, mais loin du sérialisme. Durant cette décennie, Cardew commençait en fait à ouvrir la partition à l'interprète. Si les notes sont précisément indiquées, il n'y a généralement pas d'indications de tempo, d'attaques, parfois même de temps : toutes les caractéristiques de chaque note commencent dès lors à être déterminées par l'interprète seul. Jusqu'à l'imposante partition de Treatrise bien sûr, où aucune indication en-dehors des graphismes n'est laissée au musicien. Ces pièces montrent donc l'évolution de Cardew sur dix années : l'introduction progressive d'éléments aléatoires (résonances, attaques, durée) jusqu'à la liberté la plus totale laissée par Treatise avec 163 pages de dessins.

J'ai déjà beaucoup parlé de Treatise, mais ce n'est vraiment pas la pièce centrale de ce disque. Ce sont avant tout les pièces pour piano qui ne comportent encore que quelques propriétés indéterminées qui importent ici. Et l'influence grandissante de Cage, Wolff et Feldman sur l'avant-garde européenne. Car c'est bien Cage qui semble avoir bouleversé Cardew et amené ce dernier à composer de plus en plus avec l'indétermination, l'ouverture et l'aléatoire. Je me demande même si une pièce comme Volo Solo avec sa répétition de notes la plus rapide possible ne serait pas un pied de nez à l'ASAP (pour As Slow As Posssible) de Cage. Mais quelque soit l'héritage incontestable de Cage sur les premières oeuvres de Cardew, ces pièces n'en demeurent pas moins inédites et singulières. Du fait notamment de l'héritage européen qui tend à subsister malgré le rejet progressif.

Quant à l'interprétation, deux avantages indéniables. Tout d'abord Tilbury était un ami très proche de Cardew, ce qui peut assurer une certaine forme d'authenticité et de respect des oeuvres. Mais le plus important, c'est qu'avec ces pièces pour piano, Cardew souhaitait d'une certaine manière libérer les musiciens de l'autorité du compositeur, et les premiers points sur lesquels il les a libéré, ce sont précisément ceux qui intéressent Tilbury depuis plusieurs décennies. A savoir, l'intérêt pour les attaques, les résonances, les accents, la diffusion des harmoniques, la temporalité, les ruptures, la durée du son et de son évanouissement. Cette liberté laissée à Tilbury, il la conquiert avec virtuosité, intelligence, professionnalisme. Tous ces points sont au centre des improvisations de Tilbury, et c'est donc parfait de l'entendre interpréter ces pièces où ces éléments sont laissés à sa volonté. Il peut ainsi les traiter avec une longue expérience, une gestion savante et sensible. Une expérience et un talent qui rendent hommage à Cardew avec toute la profondeur qui lui est due.

Nick Hennies - Duets for Solo Snare Drum

NICK HENNIES - Duets for Solo Snare Drum (Weighter, 2013)
Après deux excellents disques en solo cette année - dont celui-ci - et sa réalisation d'une pièce de Jürg Frey que j'avais aussi adoré, je serais bien curieux d'entendre le trio de Nick Hennies avec deux autres percussionnistes (Greg Stuart et Tim Feeney). Mais chaque chose en son temps. Tout d'abord, il y a eu une sorte d'étude pour vibraphone que j'ai déjà chroniqué ici ; et maintenant (première publication de son propre label), ce solo incroyable où Nick Hennies interprète trois pièces, composées par Cage, Peter Ablinger et lui-même. 

Le disque commence donc avec deux courtes pièces de 6-7 minutes. La première est One4, une oeuvre de 1990 qui appartient à la série des "Number pieces". Il s'agit d'une pièce de sept minutes composées de "réservoirs de temps flexibles" (merci Ninh pour tes corrections et précisions), où Nick Hennies choisit plusieurs sons (dont le durée, la hauteur, l'attaque, le volume sont laissés au choix de l'interpète) qu'il insère dans un "réservoir" précis. Ici, les sons ou bruits proviennent de plusieurs percussions et sont généralement faibles et courts, laissant une grande marge au silence. La seconde pièce (composée par Peter Ablinger) est beaucoup plus bruyante. Il s'agit d'une sorte de duo composé d'une neige ou d'un bruit bruit rose accompagné d'une peau de caisse claire frottée. La pièce est construite en plusieurs blocs similaires, des blocs dense et statiques séparés par des silences d'une durée moyenne. Ces deux pièces forment un duo avec le silence (pour One4) et avec le bruit (Kleine Trommel und UKW-Rauschen ("Conceptio")) avant la grande confrontation avec les notes.

Cette dernière est une incroyable pièce composée par Hennies et intitulée Cast and Work, qui se distingue nettement par sa longueur (23 minutes) et la puissance de sa structure. Les quinze premières minutes sont composées d'une caisse claire seule, sans timbre, frappée rapidement et régulièrement par des maillets ou des mailloches. Un bloc de son compact et stable, qui ne semble pas varier jusqu'à la fin de pièce. Et pourtant, les baguettes se déplacent très progressivement sur la peau, et produisent une sorte de glissando très lent. De plus, l'entremêlement des harmoniques et peut-être l'interférence d'une onde génère une sorte de spectre en mouvement qui surplombe constamment la caisse claire. Le son produit est doux, calme, comme une sorte de léger bruit de fond ou de bourdon qui n'attend que sa ligne mélodique. Une ligne, même trois, qui arrivent au bout de quinze minutes, et ce durant cinq minutes. Une contrebasse, un violoncelle et un alto (avec Henna Chou, Brent Fariss et Vanessa Rossetto) qui jouent très fort, de manière agressive et dissonante, pour former un chaos inattendu. Pendant ce temps, Nick Hennies est imperturbable, il continu à frapper sa caisse claire avec la même régularité métronimique pendant la tempête de cordes, et trois minutes après son passage dévastateur. L'interprétation est d'une précision et d'une sensibilité toujours hallucinantes, et la structure de la pièce est aussi forte que surprenante. Excellente pièce.

Un disque remarquable pour la précision de chacune des réalisations, mais aussi pour la créativité à l'oeuvre dans l'interprétation et la composition d'une structure musicale puissante. Vivement recommandé.

informations & extrait : http://www.weighterrecordings.com/

John Butcher, Thomas Lehn, John Tilbury - Exta

BUTCHER/LEHN/TILBURY - Exta (Fataka, 2013)
Rencontre aux hauts sommets de trois figures légendaires de l'improvisation libre : John Butcher aux saxophones, Thomas Lehn aux synthétiseurs, et John Tilbury au piano. Trois figures légendaires mais trois personnalités nettement différentes : si le premier est peut-être LE spécialiste des techniques étendues aux saxophones ténor et soprano, Lehn est habituellement très énergique, épars et disparate, alors que Tilbury adopte souvent une position calme et gère beaucoup les silences et résonances du piano. Il paraît alors difficile de trouver un compromis ou un terrain d'entente si l'on ne compte pas sur la grande faculté d'adaptation de ces musiciens.

Entre les instruments et les musiciens, il y a peu de points communs, chacune des voix est bien distincte, et pourtant une grande homogénéité règne sur ces cinq improvisations, due notamment à l'intérêt que chacun porte au son, à ses propriétés physiques comme à sa mise en espace. En fait, le trio peut faire penser à une version réduite et plus instrumentale de MIMEO avec ses trois voix linéaires qui se superposent et s'imbriquent pour former un tout homogène et cohérent. Butcher et Lehn, ensemble ou à tour de rôle, jouent sur des segments de sons bruts (souffles, multiphoniques, flatterzunge) ou de fréquences. De longs segments qui forment un espace sensible et sur lesquels Tilbury attaque le piano. Un piano qui survient sporadiquement, aux attaques fortes et aux larges résonances, et qui donne preque tout le relief à chacune des pièces.

Le trio Butcher/Lehn/Tilbury joue sur la continuité et les ruptures, sur la linéarité de segments calmes fracturés par des attaques fortes. Mais le trio joue aussi sur la réalité physique du son à travers l'interférence et la superposition des fréquences comme à travers la réverbération naturelle du lieu d'enregistrement et des instruments eux-mêmes. Les cinq improvisations sont calmes, continues et homogènes tout en sachant constamment surprendre par l'imbrication et l'apparition d'événements sonores qui se renouvellent toujours. L'interaction et l'équilibre entre les musiciens sont justes et sensibles : à tout moment (et le moment est toujours bien choisi), ils peuvent se confondre en une masse uniforme ou se distinguer en deux ou trois voix bien nettes. Chacun fait preuve de tenue, de responsabilité, d'écoute, d'attention au tout plus qu'au moment présent ou à la personnalité. Mais chacun fait aussi preuve bien sûr d'inventivité permanente et "d'opportunisme" à chaque nouvelle orientation de ces pièces belles, vivantes, mouvantes, espacées et organiques.

Le doute subsiste de moins en moins et le label fataka est bien en passe de devenir un des plus importants labels d'improvisation libre européenne avec ce disque encore et toujours hautement recommandé.

sélection aléatoire de musiques improvisées

OLIVIER DUMONT & RODOLPHE LOUBATIÈRE - Mouture (Obs, 2013)
Mouture est le second disque du duo Dumont/Loubatière après un premier opus intitulé nervure, paru sur creative sources. On retrouve ici Olivier Dumont à la guitare et aux objets, et Rodolphe Loubatière à la caisse claire pour deux improvisations libres de quinze et vingt minutes.

Ce n'est pas très long, mais il n'en fallait pas plus. Dumont & Loubatière proposent ici un disque dans la "tradition" de l'improvisation libre post-AMM. Tout se joue sur les couleurs, les timbres et les textures. Caisse claire et cymbales frottées, jeu sur les micro-contacts de la guitare, e-bow et objets : Dumont & Loubatière explorent des idées abstraites et souvent rugueuses sur les instruments. Le duo se libère des codes et des normes pour explorer le bruit, le son pur - libéré des contraintes instrumentales. Le résultat est une musique linéaire et noisy, assez calme et brute. 

Des improvisations libres abstraites et bruitistes, basées sur une certaine spontanéité, qui ne se veulent pas forcément originales je pense, mais qui proposent des idées parfois singulières, toujours longuement tenues, et honnêtes. 

PAAL NILSSEN-LOVE & MATS GUSTAFSSON -  Con-gas (Bocian, 2013)
Con-gas est un double 45 tours assez court où sont réunies deux célébrités du free jazz, de la noise et de l'improvisation libre européenne : Paal Nilssen-Love aux congas et Mats Gustafsson aux saxophones basse, et à coulisse (?).

Ce qui fait la particularité de ce disque est ce qui lui donne son titre : l'utilisation exclusive des congas par le percussionniste Nilssen-Love. Mais c'est aussi ce qui fait sa faiblesse : Nilssen-Love joue sur les couleurs, sur les volumes des congas, et conserve les techniques traditionnelles. Je ne sais pas si ça manque de professionnalisme, mais Nilssen-Love semble vite limité par l'instrument, à moins qu'il ne soit vite à court d'idées. Heureusement, Gustafsson est là, fidèle à lui-même, pour assurer les arrières - aussi bien que les offensives d'ailleurs. Ce dernier fait hurler le saxophone basse, le fait éructer, et n'est jamais à court d'énergie ni d'idées. Un saxophone puissant, féroce et énergique - encore plus sauvage grâce aux possibilités caverneuses du saxophone basse. Un saxophone qui remonte bien le niveau, et pour la curiosité, Gustafsson utilise également un saxophone à coulisse sur la dernière piste où il peut ainsi s'adonner à coeur joie au slap et glissando plastifiés, et autres singularités et possibilités de cet instrument peu commun. 

Du free jazz assez particulier et plutôt innovant, puissant et sauvage comme ce duo le laisse présager : pas mal du tout.

SÉBASTIEN BRANCHE - Ligne irrégulière (2013)
Même s'il est de moins en moins utilisé, le saxophone reste certainement encore aux musiques improvisées ce que la guitare est au rock : un instrument de prédilection, voire un instrument fétiche. C'est presque devenu courageux et audacieux d'oser sortir un solo de saxophone aujourd'hui. Mais certains résistent et persistent, tel Sébastien Branche pour ce solo de saxophone intitulé Ligne Irrégulière.

Un titre bien illustré par la pochette, mais qui résume aussi bien ces cinq improvisations. Chaque pièce est composée et basée principalement sur une note, ou un souffle, une note tenue comme un drone pour quelques minutes. Cette note trace la ligne tenue donc, tandis que les variations de la colonne d'air, les accidents du souffle continu et divers objets placés dans le corps du saxophone provoquent les irrégularités mentionnées dans le titre. Sébastien Branche maîtrise en grande partie chaque pièce, il sait où il va, comment, et pour combien de temps, tout en laissant le hasard et les accidents déterminer chaque relief, chaque aspérité et chaque possibilité de la ligne primordiale. Le son est contemplé et utilisé comme s'il pouvait être autonome, comme si tout en se pliant à la volonté de Sébastien Branche, il pouvait aussi la dépasser et la surpasser. Ce qui, de fait, arrive à certains moments, les plus magiques : du fait de cette autonomie qu'acquiert le son à l'instar du saxophoniste.

Ainsi, le solo de saxophone a encore un sens, l'instrument n'a pas été encore dépouillé : il suffit simplement de l'explorer lui-même, de le laisser s'exprimer (à travers seulement quelques filtres parfois) plutôt que d'explorer une foule de techniques étendues. Un solo assez minimaliste qui rejoint par certains aspects Seijiro Murayama, et encore plus Cyril Bondi, sans être très loin non plus de Lucio Capece pour l'utilisation des objets comme filtres. C'est innovant, surprenant, assez profond et envoûtant. Conseillé.

Antoine Beuger - sixteen stanzas on stillness and music unheard

ANTOINE BEUGER - sixteen stanzas on stillness and music unheard (L'innomable, 2013)
2013 est une année bien riche pour les fans d'Antoine Beuger, qui s'est vu publié par les labels potlatch, another timbre, erstwhile et l'innomable. Ce dernier label vient en effet d'éditer les sixteen stanzas on stillness and music unheard, une pièce composée il y a dix ans et interprétée par Greg Stuart, percussionniste américain qui a plusieurs fois collaboré avec Pisaro, et fait partie de mes interprètes favoris des oeuvres du collectif Wandelweiser, si ce n'est mon préféré - aux côtés de Radu Malfatti, Angharad Davies et Pisaro dans une certaine mesure. Toutes les collaborations entre Pisaro et Stuart sont par ailleurs à recommander à quiconque souhaiterait découvrir le percussionniste : de July Moutain à la série hearing metal

Mais bref, ici, il s'agit de la réalisation (remarquable toujours) d'une pièce de Beuger, et non de Pisaro. Il s'agit de seize strophes d'environ quatre minutes séparées par d'assez courts silences. Sur chaque strophe, Greg Stuart utilise un archet sur des lamelles de vibraphone, le son est très faible au départ, augmente au fil des huit premières strophes, et s'affaiblit durant la seconde moitié du disque. Le changement de volume est très précis et minutieux, on ne le perçoit que progressivement, et on s'étonne vite de la finesse et de la précision accordées à ce volume, au crescendo comme au decrescendo imperceptibles. En fait, toute la réalisation surprend : la pureté du son et des harmoniques nettement séparées, la sensation de glissement imperceptible entre le son et le silence due à la finesse de l'attaque, à la douceur du frottement et à l'absence de coupure volontaire du son. Greg Stuart propose une réalisation complètement onirique et cristalline, où la durée, malgré la répétition de cellules, n'a plus lieu, où le temps redevient spatial : une interprétation d'une précision et d'une finesse ahurissantes en somme.

J'imagine que la partition de Beuger comporte des indications temporelles précises, ainsi que les crescendo et decrescendo, et l'accent doit également être mis sur le glissement du son dans le silence, ou du silence dans le son. Je me demande par contre si elle contient des indications quant à la nature du son, si particulier dans cette version où la technique et l'instrument sont riches et atypiques. Pour cette réalisation, plus le son est fort, plus il est riche d'harmoniques ; volume, densité et richesse suivent le même mouvement. Un mouvement naturel. Toute la pièce semble d'ailleurs très naturelle. Les strophes, les silences et les notes ne sont ni longues ni courtes, le volume est assez faible mais pas trop, les notes sont pures et les harmoniques ont quelque chose de céleste, toute tension est également absente. Un pur moment de calme et de beauté, où la contemplation du son et du silence ne s'opposent plus. Réalité et temporalité sont mis en parenthèses durant ces 73 minutes de poésie harmonique détendue et méditative. Vivement conseillé.

(Si Greg Stuart est un musicien extrêmement minutieux et précis, la pureté du son, sa richesse et ses couleurs éclatantes sont également dues à la qualité de l'enregistrement et du mastering de Joe Panzner, une qualité irréprochable pour un rendu maximal.)

Anne Guthrie - So it's inverted, occupying the same position as always

ANNE GUTHRIE - So it's inverted, occupying the same position as always (Notice, 2013)
J'ai déjà reçu avec beaucoup d'enthousiasme à peu près tous les enregistrements d'Anne Guthrie, et ce n'est apparemment pas aujourd'hui que ça va changer. Surtout pas avec cette cassette. Pour ceux qui connaissent ses disques, celui-ci est moins surprenant que son récent duo avec Kamerman par exemple, elle joue plutôt ici avec ce qui la fait connaître : le dialogue entre des field-recordings incroyables et un cor d'harmonie radical.

J'aime déjà beaucoup le format des cassettes, et je trouve qu'il s'y prête particulièrement bien ici, dans la mesure où la texture de la bande ajoute à la confusion entre field-recordings et instrument. Munie de micro parabolique au Costa Rica, Anne Guthrie a capté des atmosphères floues, qui n'offrent pas beaucoup de repères, des enregistrements abstraits qui s'intéressent principalement à la physicalité du son, avec très peu d'évocation sonore ou de figuration. Mais pas la peine de prendre peur pour autant, Anne Guthrie a tout de même réalisé un montage linéaire et presque narratif de ces enregistrements parfois mis en boucles, parfois traités, mais toujours mis en dialogue avec le cor.

Les enregistrements proviennent pour beaucoup d'un port, donc la figure de style paraît inévitable : le cor d'AG se noie littéralement dans le flot des enregistrements. Les souffles se mêlent au vent, les pistons aux mâts qui tremblent régulièrement sous le vent, et ainsi de suite jusqu'à une confusion permanente entre les sources. Un dialogue riche et dense où les techniques étendues et les enregistrements se confondent, puis se distinguent, et dialoguent et se soutiennent, où l'un semble écrire la partition de l'autre, mais où règne toujours un intérêt primordial : le son comme phénomène physique, qu'il soit naturel, travaillé, ou qu'il soit d'origine instrumentale. Et ce phénomène est exploré aussi bien par le bais de l'instrument (lui-même enregistré) que par les enregistrements d'environnements sonores ; instruments et environnements sont captés et traités de la même manière : un traitement sensible, physique, narratif et poétique.

Coppice - Pied

COPPICE - Pied (Notice, 2013)
Coppice est un duo nord-américain composé de Noé Cuéllar et Joseph Kramer, et qui a déjà sorti plusieurs disques innovateurs ces dernières années. Les deux musiciens appartiennent à cette nouvelle génération qui flirte aussi bien avec l'eai minimaliste qu'avec l'abstraction sonore la plus radicale. Coppice, c'est souvent une sorte de musique bruitiste lo-fi et archaïque, du son réduit à ses composants électriques et physiques.

Ce duo utilise depuis un nouveau dispositif instrumental présent sur cette cassette, un dispositif constitué d'un harmonium, de cassettes et de boucles, ainsi que de filtres acoustiques. Et ce sont certainement ces derniers qui sont le plus importants et font de la musique de Coppice une musique neuve et originale. Car ce sont ces filtres qui sculptent et travaillent chaque son de manière singulière et homogène, qui révèlent les propriétés soniques des cassettes et de l'harmonium, des boucles et de la soufflerie, qui les confondent et les harmonisent.

Il s'agit toujours d'une plongée abstraite (et innovante) dans le son, mais une plongée plus aissée que d'habitude, moins aride et austère. La mécanique de l'harmonium, et les boucles de cassettes, produisent des pulsations et forment des cycles qui facilitent l'écoute cette fois. Et de manière générale, les deux faces sont plus linéaires et moins déconstruites qu'auparavant, les repères rythmiques ainsi que la forme proche du drone permettent à l'auditeur de se plonger corps et âme dans les masses sonores de Coppice. On se laisse ainsi facilement immerger dans cet univers post-industriel (et post-eai) et archaïque de bruits abstraits toujours plus profonds et abyssaux, toujours plus neufs et envoûtants.