Antoine Beuger - Cantor Quartets

ANTOINE BEUGER - Cantor Quartets (another timbre, 2013)
Ce disque n'est pas forcément arrivé au bon moment pour moi. A plusieurs écoutes, il m'a ennuyé, voire irrité. Et puis par moments, je le trouvais captivant. Cela vient en partie de moi qui ne suis pas forcément apte à écouter ces dernières semaines ce genre de pièces, mais aussi du fait que les cantor quartets sont quatre pièces longues, linéaires, monotones, et qui réclament une attention totale. Et je dois avouer que les quelques fois où j'ai pu leur accorder cette attention, où j'ai su m'immerger complètement dans cette musique, elle m'a vraiment absorbé et captivé.

Pour le présenter rapidement, ce double disque est l'interprétation de quatre pages des Cantor Quartets composés par Antoine Beuger, quatre pages jouées par Radu Malfatti (trombone), Jürg Frey (clarinette), Sarah Hughes (cithare) et Dominic Lash (contrebasse). Chaque page est structurée de la même manière, un canon de sept notes et de quatre lignes. Le premier musicien joue seul les sept premières notes et passe à la seconde ligne, le second commence alors la première ligne, et ainsi de suite jusqu'à ce que le premier ait joué les 28 notes. Chaque musicien ne joue qu'une note à la fois, une note longue, faible, calme, et laisse bien sûr de grands silences entre chacune. On se retrouve alors avec quatre lignes jouées sur près de quarante minutes à chaque fois. Voilà ce qui paraît long et monotone, et peut facilement irrité.

Mais au-delà de cette forme, il se passe quand même des trucs captivants. D'une part, il y a ces silences : des silences qui ne sont ni pleins ni vides, où il ne se passe quasiment rien sauf un avion qui passe de temps à autres, des évènements très sporadiques qui prennent d'autant plus de force. Et le quartet joue avec ce trafic aérien. Mais le plus intéressant n'est pas dans ce dialogue assez anecdotique avec l'extérieur. Ce qui rend ce double disque captivant, ce sont les couples instrumentaux, les divisions du quartet. Bon déjà, on le voit tout de suite, il y a deux instruments à cordes, et deux instruments à vent (deux générations de musiciens aussi), deux instruments qui jouent dans les registres graves, et deux dans les aigus (mais qui n'appartiennent pas à la même famille). Et aussi, on a d'un côté Radu Malfatti qui a su au fil des années acquérir un son d'une neutralité complète, un son d'une stabilité et d'une indifférence hallucinantes, avec à ses côtés Sarah Hughes qui n'utilise sa cithare qu'avec un e-bow, ce qui lui donne des airs de sinusoïdes ; et on a de l'autre côté un couple opposé aux phrasés tremblants et incertains de Jürg Frey et Dominic Lash, qui varient toujours la colonne d'air et la pression de l'archet.

Des graves et des aigus, des cordes et des vents, des interventions propres et sures et des interventions tremblantes au bord de l'évanouissement. Autant d'éléments qui parfois se  croisent, parfois s'opposent ou se confondent, parfois dialoguent et parfois s'ignorent. Mais ce sont ces couples d'oppositions et de similarités qui font bien toute la richesse de cette session - autant voire plus que les différences entre les pages jouées, ou les différences d'ordre d'entrée des musiciens. Et puis bien sûr, il y a la structure de ces pages qui font de chaque pièce une œuvre qui prend de plus en plus de densité, qui devient de plus en plus riche et complexe au fur et mesure des entrées.  Après voilà, je l'ai déjà dit, ce disque est très long, et demande beaucoup beaucoup d'attention, il y a un moment où l'on décroche - mais rien n'oblige de tout écouter d'un coup après. Il y a quelque chose qui relève du défi lancé à l'auditeur dans la longueur et la monotonie, mais quand on le relève, un bon nombre de surprises nous attendent.

Anders Dahl & Skogen - Rows

ANDERS DAHL & SKOGEN - Rows (another timbre, 2013)
L'ensemble Skogen revient sur another timbre avec cette fois, une suite de compositions d'Anders Dahl. Quant aux musiciens, c'est l'occasion de retrouver Angharad Davies (violon), Toshimaru Nakamura (table de mixage bouclée sur elle-même), Magnus Granberg (piano, clarinette), Ko Ishikawa (sho), Anna Lindal (violon), Henrik Olsson (bols, verres), Peter Wättsberg (micro-contacts, objets et larsens) ainsi qu'Erik Carlsson (sur deux pistes, aux percussions).

L'idée de départ de Dahl pour ces neuf pièces assez courtes, c'était de revenir au dodécaphonisme, en le simplifiant, ou appliquer les méthodes réductionnistes à Schönberg en somme. Chaque pièce comporte les douze notes, et s'arrête là, pas question de créer des séries, il suffit de ne gravir l'échelle chromatique qu'une fois, dans un ordre déterminé. Seules les notes sont déterminées, et quant aux paramètres tels que la hauteur, le volume, l'attaque, ou la durée, ils sont laissés à la volonté et à l'inspiration des interprètes. Chaque musicien joue la série unique, de manière très libre, surtout avec les instruments indéterminés, et la pièce s'arrête dès que la série est terminée.

Le plus étonnant avec ces neuf pièces, c'est que malgré l'héritage dodécaphonique, ainsi que la directive de jouer son idée sans se soucier de ce que font les autres, chaque pièce surprend par sa chaleur et son humanité, par ses caractéristiques mélodieuses et concrètes beaucoup plus que formelles. Les neuf rows sont des pièces très calmes, aérées, justes, belles et envoutantes. Anders Dahl & Skogen sont parvenus à annihiler l'aspect mathématique et rigide du dodécaphonisme pour en arriver à une musique poétique et lumineuse.

L'aspect rigide est annulé par l'incertitude des instruments et de l'électronique : le frottement des cordes tout en retenue d'Angharad Davies et les objets ou larsens obligent. Une incertitude qui créer des frottements et des tensions incessantes, des moments de tension magnifique et organique. De plus, du fait que les durées soient indéterminées, les musiciens en profitent souvent pour produire des accords harmonieux quand ils le peuvent, ils laissent surgir des mélodies inattendues et poétiques, en faisant durer telle note qui s'accordera avec la prochaine. Mais c'est aussi l'opposition entre l'électronique abrasive et rugueuse et les mélodies instrumentales (ainsi que les variations de volume et d'intensité) qui rendent ces pièces profondes, et leur donnent des reliefs insoupçonnés.

Bref, neuf pièces faites de tension, de mélodie, de bruit et de note. De la poésie calme et lumineuse, aérée et profonde : neuf pièces envoutantes et vraiment innovantes. D'un côté, Rows s'inspire du dodécaphonisme pour l'écriture chromatique, de l'autre du réductionnisme et d'onkyo pour la concentration sur le timbre et les textures, mais aussi de Cage pour l'aspect indéterminé et ouvert de la partition, pourtant Rows est extrêmement original ne ressemble à aucune de ces influences, tout en leur étant vraiment fidèle. Recommandé.

CHRISTOPH SCHILLER

CHRISTOPH SCHILLER - Variations (another timbre, 2013)
Depuis quelques années, pas mal de disques sont sortis avec Christoph Schiller, souvent en duo ou en trio, et toujours crédité à cet étrange instrument : l'épinette, une sorte d'ancêtre du clavecin. Il a souvent eu tendance à se confondre volontairement aux instrumentistes qui l'environnait, et ça pouvait parfois être frustrant. C'est avec plaisir du coup que j'ai appris la sortie de ce premier solo, l'occasion de se plonger dans cet instrument inhabituel.

C'est ce que je pensais avant de l'avoir écouté en tout cas. Mais en fait, ça ne marche pas tellement, car Schiller utilise son épinette de manière très abstraite. Il l'utilise de la même manière que Coluccino utilise ses objets trouvés - comme une source sonore et rien d'autres, pas question d'entendre les cordes pincées. Schiller utilise d'ailleurs de nombreux objets non musicaux, métalliques souvent, posés sur l'épinette, seuls ou avec un piano, il utilise aussi un piano seul - mais que l'épinette ou le piano soit joués seuls, préparés, ou que seuls les objets soient utilisés, il est bien difficile de les distinguer. Il n'y a que du son pur, un long continuum interrompu seulement par des silences.

Pourtant, ce n'est pas la forme qui manque. Schiller a en effet bien pris soin de diviser ce disque en plusieurs parties articulées en fonction des instruments utilisés : épinette, épinette avec objets, objets, piano avec objets, piano. Des pièces symétriques qui s'articulent en fonction de leur sources sonores, mais qui ne se distinguent pourtant pas les unes des autres. Sa musique est plutôt envoutante et inhabituelle, on distingue parfois des sortes de notes, des sources instrumentales, mais qui sont noyées dans les préparations et les techniques étendues. Du son pur et innovant jaillit à tout bout de champ et forme des sortes de vers sonores collés les uns aux autres, sans oublier une part non-négligeable de silence.

Grand virtuose des préparations et des techniques étendues, Schiller manie aussi la forme et les structures avec autant d'inventivité et de sensibilité que le contenu sonore lui-même. Il en ressort une expérience perceptive étrange, créative, envoutante, et sensible. Un très bon disque.

SCHILLER/DANZEISEN - 47º13' N 7ºE (creative sources, 2012)
Sur ce disque Christoph Schiller est en duo avec Lea Danzeisen, tous les deux crédités à l'épinette. L'instrumentation est originale, certes, mais la musique pas tant que ça. Il s'agit de deux improvisations libres, qui pourraient faire penser à un duo guitare/piano préparé ou cadre de piano.

Des improvisations réactives et énergiques qui explorent quand même un nombre assez impressionnant de techniques étendues et de préparations. Schiller surtout, s'emploie toujours à produire un univers sonore hors du commun, un univers abstrait de sons bruts, des bruits métalliques, des résonances de ressorts, bruissement des cordes frottées par des feuillages, etc. Et de son côté, Danzeisen utilise plus traditionnellement l'épinette, de manière atonale, par le biais du clavier ou en allant directement pincer les cordes à l'intérieur du cadre. Comme souvent dans l'improvisation libre actuelle, héritage du réductionnisme oblige, il y a des moments très calmes de pure exploration sonique, mais dans l'ensemble Schiller et Danzeisen jouent assez fort, avec énergie, varie souvent l'intensité et la densité du son, réagissent l'un à l'autre et se confondent souvent en une masse sonore de cordes surprenantes. C'est souvent quand les deux se confondent et s'éloignent le plus de l'épinette que l'improvisation devient intéressante et surprend par son côté aventureux. Mais dans l'ensemble, ce disque ressemble pas mal à une étude pour épinettes préparées et à une démonstration de techniques étendues.

Le dialogue entre les deux marche très bien, mais il manque la forme, trop faussement spontanée (ou galvaudée) et démonstrative à mon goût. Mais par contre l'exploration de l'épinette et la création de textures et de couleurs neuves sont assez saisissantes.

diafani

Pour une fois, les deux pièces présentes sur ce double disque ne sont ni composées ni interprétées par Eva-Maria Houben (même si elle est dédicataire d'une des deux aux côtés de Jakob Ullmann). Là où nos rêves... est une composition de Bruno Duplant pour orgue et environnement sonore, enregistrée et interprétée par lui-même. Il ne s'est pas passé tant de temps depuis que j'ai découvert Bruno, mais il ne cesse d'évoluer et de surprendre. Si je l'ai découvert comme contrebassiste de free-jazz, il s'est maintenant beaucoup plus orienté vers l'art sonore, les partitions graphiques, Wandelwseiser, et la musique minimaliste.

Il présente ici une double composition, deux pièces assez proches d'une heure chacune. Deux pièces très calmes et minimales, donc autant dire tout de suite que l'écoute est assez éprouvante. Sur les deux parties, on a affaire à une longue plage de vagues d'orgue, des notes seules qui apparaissent et disparaissent tout en étant enrichies de sinusoïdes et de bruits blancs très faibles et discrets, qui forment une atmosphère sonore très particulière. La première partie intitulée là où nos rêvent se forment est la plus agitée, les notes arrivent par vagues et changent assez souvent (de fréquence, d'intensité, de volume..) ; et quelques interventions incongrues surviennent au milieu de la pièce. Ça se joue à peu de choses mais j'ai un peu de mal avec cette partie. La deuxième (là où nos rêves s'effacent) devient vraiment intéressante avec ses répétitions de notes qui semblent se confondre avec des sinusoïdes, des fréquences médiums qui arrivent par vagues avant que les graves arrivent et forment une nappe continue qui n'évoluera que très peu. Mais ce minimalisme radical rend la deuxième partie beaucoup plus envoutante et prenante, on se laisse beaucoup plus facilement immerger dans ce flux sonore continu et plus monolithique. Il est envoutant parce qu'il y a tout de même de micro-variations qui le font vivre : des soutiens électroniques très discrets mais qui font tout. 

Une longue composition proche du drone minimaliste pour un orgue qui se confond avec son environnement. Les deux pièces nous plongent en tout cas dans une sorte de flou où l'instrument et l'environnement artificiel se confondent en une masse sonore délicate et massive, obsédante et prenante.

                                                                                                                                                                                                  

Pour finir, quelques mots sur un autre disque d'Eva-Maria Houben, intitulé Decay. J'ai déjà dit sur les autres chroniques à quel point Houben pouvait être fascinée par le processus de dissolution du son dans le temps et l'espace. Ce n'est donc pas étonnant qu'elle intitule une de ses compositions decay, une composition encore une fois dédiée à l'évanouissement du son à l'orgue et au piano.

Sur ce disque d'une heure, on entend deux sortes de préenregistrements, une note basse à l'orgue jouée très très faiblement, et de nombreuses notes de piano. Le son de l'orgue est toujours continu, mais il n'est pas toujours présent, on ne sait pas quand est-ce qu'il rentre ni quand est-ce qu'il s'éteint, on se rend seulement compte de sa présence alors qu'il est déjà entré sur scène. Car ce qui attire l'attention avant tout, c'est la suite de notes seules au piano qui font constamment irruption, de manière continue et tr-s espacée. Une note très basse, puis médium, puis une extrêmement grave, une aigüe, une suraiguë, tout y passe. Une note, une attaque plus ou moins forte, un maintien plus ou moins étouffé de la note, et c'est ensuite que tout se déroule. Contrairement à beaucoup de pianistes, Houben concentre avant tout son jeu sur la résonance de la corde plutôt que sur l'attaque, autrement dit, ce qui compte sur une ronde par exemple, c'est ce qui se passe après le quatrième temps et avant le début de la prochaine note, ce que beaucoup de pianistes et d'instrumentistes en général ont tendance à oublier.  Parfois ces notes et ces résonances sont soutenues et rentrent en dialogue avec la basse de l'orgue, parfois elles sont seules. Mais à chaque fois, la résonance prend une forme inattendue et incontrôlable, elle est parfois soutenue par des cordes sympathiques, parfois c'est le bois du piano qu'on entend surtout, ou les harmoniques pures qui se dégagent lentement de la note, etc. C'est pourquoi le silence chez Houben n'en est jamais vraiment. Il ne s'agit pas d'un silence artificiel, ni de l'intégration de l'environnement (même si certains oiseaux transparaissent par moments), mais surtout de la possibilité laissée au son lui-même de se déployer dans son intégralité.

J'aime encore beaucoup cette pièce, mais je dois avouer que sa longueur peut être rebutante. Mais hormis ça, le choix des enregistrements est judicieux (les notes ne s'opposent pas toujours ni se suivent de manière cohérente et linéaire) et l'interprétation est très sensible, révérencieuse, et subtile.

Eva-Maria Houben - 6 sonatas for piano

Cette semaine j'écrirai encore à propos de quelques disques parus sur diafani, le label de Eva-Maria Houben. Il s'agit d'une ancienne sortie et des deux dernières publications, aux dernières nouvelles en tout cas, car vu le rythme des sorties (14 sorties depuis le début de l'année déjà), il est possible que d'autres sortent encore entre temps...

Le premier est un triple CD intitulé Six sonatas for piano, sonates composées et interprétées par Eva-Maria Houben elle-même. Il s'agit donc de six sonates, deux par disque, en trois mouvements qui n'adoptent pas forcément la forme sonate traditionnelle. Il n'y a pas de thèmes majeurs transposés en mineur, d'exposition et de réexposition, de structures habituelles en AABA et coda ou des rondos. Pas de manière claire ne tout cas. Le rapport aux sonates et à la tradition est assez inhabituel, car si Houben semble s'en écarter de beaucoup, elle compose tout de même chacune de ses sonates en trois mouvements distincts, trois mouvements caractérisés par leur pulsation surtout, et leur caractère.

Mais ce qui semble enchanter Houben dans les sonates, c'est surtout le rapport au piano. Car les sonates sont aussi l'occasion de mettre un instrument au premier plan. Et pour ceux qui ne connaissent pas trop Eva-Maria Houben, il faut tout même savoir que la fascination qu'exercent le piano et l'orgue sur elle semble pas loin du rapport mystique quelquefois. Cette fascination, c'est celle qu'exerce la manière qu'ont les notes de s'évanouir et de se projeter dans l'espace, la manière dont les sons apparaissent, disparaissent et se mêlent entre eux. Une fascination naïve et primordiale en somme, mais fondamentale.

C'est donc l'occasion au long de ces six sonates d'en explorer une multitude de possibilités. La pulsation est lente souvent, car il faut laisser à chacun des sons le temps de se déployer. Eva-Maria explore alors la résonance des accords, des notes seules, de la répétition d'un accord au sein duquel seule une note mélodique varie, de l'opposition entre les extrêmes, le soutien d'une note par la répétition moins forte d'une autre tout au long de sa durée, et bien sûr des pédales forte et de soutien, etc. Tout est prétexte a dévoilé la richesse du piano. Tous les modes de disparition des notes selon l'attaque, la durée, la pulsation, l’accompagnement tonal, atonal ou mélodique, la pédale, le silence, etc.

Les six sonates sont longues, elles durent chacune au moins 30 minutes, et l'écoute des trois disques à la suite peut se révéler austère. Mais prise en elles-mêmes, en-dehors du côté explorateur, elles sont toutes composées avec une grande subtilité, une grande poésie et de la finesse. L'écoute est plutôt agréable et moins formelle qu'elle ne le paraît ; ce n'est pas vraiment silencieux, ni tendu, les sonates d'Houben forment comme un long flux de résonance, un long flux d'évanouissements. Six sonates très belles, souvent émouvantes, et d'une richesse surprenante.

creative sources 2

WILLERS/KNEER/MARIEN - Nullis Secundus (creative sources, 2012)
Andreas Willers (guitares acoustique et électrique), Meinrad Kneer (contrebasse) et Christian Marien (batterie) forment un trio allemand d'improvisation libre. De l'improvisation libre assez éclectique qui tire ses racines du jazz (pour le phrasé rythmique de Willer à la guitare acoustique), du rock et de la noise (pour les larsens et les aspects parfois répétitifs des percussions), ainsi que des territoires plus réductionnistes pour les longues nappes de cymbales frottées et les nombreuses techniques étendues à la basse.

Les neuf improvisations proposées sur Nullis Secundus sont assez variées donc. Mais la plupart du temps, c'est surtout énergique et réactif. De nombreux éléments se côtoient, dans un jeu de question-réponse loin d'être homogène, mais où l'écoute est tout de même sensible et attentive. Une superposition de modes de jeux et d'esthétiques compose ces improvisations, méthode assez courante et de plus en plus lassante. Ce n'est pas vraiment mauvais, mais c'est pas non plus palpitant ni très excitant : les trois instrumentistes mettent beaucoup d'énergie dans leurs improvisations, leur jeu est plutôt intense, mais ces impros manquent souvent de tension, manquent d'un quelque chose qui maintienne et retienne l'attention.

BLEAK HOUSE - Dark Poetry (creative sources, 2012)
Bleak House, ce sont trois musiciens norvégiens, une instrumentation classique pour une musique inattendue. Dag-Filip Roaldsnes au piano, Kim-Erik Pederson au saxophone alto, et Tore T. Sandbakken à la batterie et aux percussions. Un trio sax/piano/batterie paru chez creative sources, à quoi pourrait-on s'attendre d'autre qu'à un énième trio d'improvisation libre ou de free jazz ? Sauf que... non, Bleak House propose quelque chose de vraiment inattendu avec Dark Poetry.

Bleak House est un trio qui sort de nulle part pour proposer du neuf : une musique que l'on pourrait qualifier de romantisme abstrait en quelque sorte. Le piano est la plupart du temps mélodique, il joue de courtes phrases cellulaires, aérées et modales, sur un tempo lent et aéré, où les couleurs des modes sont aussi importantes que les résonances des cordes. L'influence de Feldman (à qui une des pièces est dédiée) interprété par Tilbury ne semble pas loin pour ce trio qui propose des improvisations semblant imiter l’expressionnisme abstrait en musique. Sauf que les modes utilisés rappellent aussi bien Debussy que la construction en cellule répétitive peut faire penser à Feldman, et que de nombreux éléments proviennent aussi de l'improvisation libre et du réductionnisme. Car il ne faudrait pas oublier la présence de l'alto et des percussions qui soutiennent et amplifient les éléments abstraits, et leur confère une puissance lyrique surprenante, un lyrisme sonore qui va au-delà des mélodies aériennes et fantomatiques du piano. La musique semble décomposée, quand un des instrumentistes s'occupe d'explorer le timbre, l'autre s'occupe de la pulsation et le dernier de la mélodie. Une division du travail qui rend chaque élément exceptionnellement inense.

La richesse et la complexité des superpositions romantiques ainsi que le lyrisme sont présents aux côtés d'exploration sonore minutieuse et répétitive. Ce ne pas totalement abstrait, ni mélodique, l'important ne réside ni dans le timbre ni dans les couleurs, ni dans le système modal ni dans l'improvisation ; l'important et la force de ces 14 pièces résident surtout dans l'imbrication subtile et poétique de ces éléments. Un imbrication qui leur rend à tous un hommage poignant. Conseillé.

Goyvaerts/Morgan/Van Buggenhout - White Smoke (creative source, 2012)
Mike Goyvaerts (batterie, percussions, jouets), Jeffrey Morgan (saxophones soprano & ténor), Willy Van Buggenhout (synthétiseur EMS) ne sont pas sans faire penser à un grand trio d'improvisation libre européenne : le trio Brötzmann/Van Hove/Bennink (et notamment le FMP 130, un des albums d'eai les plus marquants pour moi). Goyvaerts/Morgan/Van Buggenhout proposent des improvisations radicales, aventureuses et très énergiques. Un saxophone nasillard, des percussions qui renouvellent constamment leur timbre et changent toujours d'intensité, un synthétiseur non dénué d'humour qui va chercher tout ce qu'il peut trouver. Et c'est ce mélange d'humour, de créativité et d'agressivité qui rappelle le légendaire trio de Brötzmann.

Le dialogue n'est pas évident entre les trois musiciens, leur monde n'a pas grand chose à voir, mais ils arrivent tout de même à créer une forme qui paraît paradoxalement aussi chaotique qu'unifiée. Chacun a son style, son approche, ses limites, autant d'éléments surtout déterminés par leur instrument, mais ils arrivent tout de même à s'unir grâce à une écoute très réactive et une interaction sensible où chacun place ce qu'il peut placer au moment opportun. D'où les nombreux dialogues à deux qui parcourent ce disque, d'où l'absence du troisième ou le cantonnement régulier à un rôle d'accompagnement. Tout n'est pas possible, et c'est cette difficulté à s'unir qui donne du charme à ce disque. Une difficulté surmontée surtout rythmiquement, mais aussi par des attaques similaires, une énergie toujours égale, et un humour commun. C'est pas mal du tout, même si je dois l'avouer, il se peut aussi que je sois surtout sous le charme de l'aspect complètement décalé et souvent humoristique, parfois carrément extraterrestre, de l'utilisation des synthés en impro libre - instrument que je trouverai toujours hallucinant...

David Papapostolou - Sivom de la Droude

DAVID PAPAPOSTOLOU - Sivom de la Droude (authorised version, 2010)
Après deux mois, quand j'ai découvert avec beaucoup d'enthousiasme ses contrastes, je reviens sur un autre disque de David Papapostolou, Sivom de la Droude, qui est l'origine du dispositif mis en œuvre sur contrastes.

J'avais eu l'impression que contrastes avait été enregistré à l'intérieur d'une sorte de silo vide, mais finalement, je m'aperçois maintenant qu'il s'agissait peut-être d'un dispositif d'enregistrement plus archaïque, plus brut. Comme ces quatre pièces qui composent Sivom de la Droude. Pour celles-ci, David Papapostolou a posé son micro à l'intérieur d'un soprano posé au sol, ainsi que dans un bocal en verre. L'environnement enregistré est tout ce qu'il y a de plus banal : une route à travers le coffre de la voiture, un jardin, une véranda, etc. En somme, le sujet importe peu encore une fois, ce n'est pas ce qui est enregistré qui compte, ni le sujet en soi ni la fidélité de la restitution sonore. Le plus important est encore le processus d'enregistrement, le dispositif d'enregistrement qui est principalement axé sur la notion de filtre. (Ce qui n'est pas sans rappeler les Snared 60 Cuts de Murayama et Tsunoda, soit dit en passant - où des micros étaient placés à l'intérieur de la caisse claire qui servait de filtre à l'enregistrement d'un parc.) Saxophone et bocal en verre servent ici de filtre. Ils filtrent une multitude de fréquences et dénaturent complètement l'environnement. Et tout l'intérêt réside dans ce filtrage, qui au lieu de restituer ou d'explorer un environnement sonore, produit son propre univers sonore et musical. Un univers souvent mystérieux et déroutant, où les sons paraissent très familiers mais aussi très lointains. L'enregistrement est volontairement brut et archaïque, mais le rendu de ce dispositif est étonnant.

A partir d'une idée à première vue enfantine et naïve, on se retrouve face à une musique unique et extrêmement mystérieuse, des pièces où la figuration ne s'oppose plus à l'abstraction, où le système de filtre procure une attraction surprenante à un contenu sonore insignifiant. Très bon travail.

Evan Parker & Matthew Shipp - Rex, Wrecks & XXX

EVAN PARKER & MATTHEW SHIPP - Rex, Wrecks, XXX (Rogue Art, 2013)
Un saxophone ténor, un piano ; Evan Parker, le vétéran anglais de l'improvisation libre, et Matthew Shipp pianiste free jazz américain déjà plus jeune. La rencontre entre les deux musiciens n'est pas forcément évidente, outre leur année de naissance et leur continent d'origine, c'est aussi et surtout leurs esthétiques qui les séparent. Mais après tout, EP n'a-t-il pas déjà joué avec Jah Wobble, ça n'a pas l'air d'être le goût du défi qui lui manque.

C'est la deuxième fois que ces musiciens publient une de leurs rencontres. Pour Rex, Wrecks & XXX Parker et Shipp proposent un premier disque composé de courtes improvisations enregistrées en studio et un second composé d'une longue improvisation live enregistrée au Vortex à Londres. Si le saxophone d'Evan Parker, extraordinaire instrument organique et incandescent, se reconnaît entre mille autres, son jeu est cependant grandement modifié par la présence de Matthew Shipp, seule une courte improvisation où il est seul durant 3 minutes nous le rappelle. EP ne joue pas ici sur les phrasés agressifs, les possibilités polyphoniques du souffle continu, ou sur l'étirement infini des phrases, mais joue plutôt sur les ruptures rythmiques continuelles et sur les fractures d'intensité. Son jeu se fait plus mélodique et aérien, plus léger et pulsé. A l'inverse, Matthew Shipp adopte un discours proche des flux de Parker. Le piano devient une sorte d'océan chaotique, qui a son propre rythme interne, composé de soubresauts inattendus et de flux dont l'intensité varie sans cesse.

Tout le premier disque, les six Rex en duo et les deux Wrecks en solo semblent constituer un terrain de tâtonnement (qui paraît tout de même abouti) où le pianiste et le saxophoniste cherchent une sorte de compromis, un terrain d'entente où leur jeu pourront se déployer le plus librement possible. Ils explorent les possibles, les terrains mélodiques, pulsés, les flux, les variations d'intensité, différents phrasés, rythmiques, émotifs, ou abstraits. Puis en live, une fois le terrain bien tâté, une fois les repères et les points d'accroches trouvés, les deux musiciens sont partis, et plus moyen de les arrêter. L'enregistrement live, c'est quarante minute incandescentes où une spontanéité organique et des possibilités inattendues se déploient librement, sans frein ni retenue. Les deux musiciens se sont trouvés, et bien, ils s’enrichissent mutuellement et la rencontre les épanouit, ils s'obligent à quitter leurs habitudes pour explorer de nouveaux territoires. C'est risqué, et ça ne marche pas toujours. Mais qu'importe, c'est la prise de risque qui génère toute la force et la puissance de cette rencontre.

Koboku Senjû - Joining the queue to become one of those ordinary ghosts

KOBOKU SENJÛ - Joining the queue to become one of those ordinary ghosts (MIE, 2013)
Koboku Senjû est un quintet nippo-norvégien qui publie avec ce vinyle son deuxième enrgistrement (après un premier opus paru chez sofa). Les membres de cette formation sont deux papes de la scène onkyo : Toshimaru Nakamura (table de mixage) et Tetuzi Akiyama (guitare), accompagnés par trois norvégiens, Martin Taxt (tuba), Espen Reinertsen (saxophone & flûte), et Eivind Lønning (trompette).

Le quintet propose ici l'enregistrement d'une session live. De la pure improvisation réductionniste très réussie. Il s'agit de longues nappes monolithiques et linéaires, d'improvisations de masse où la texture est l'élément principal, d'accord. Des feed-backs interminables, du souffle continu, des techniques étendues en-veux-tu-en-voilà, une opposition indistincte entre les instruments, l'acoustique et l'électronique, d'accord aussi. Mais tout ça pourrait aussi voilà dire que c'est chiant. Ce serait sans compter d'une part sur les micro-variations qui fourmillent constamment, des pistons qui surgissent aux parasites électroniques, en passant par des slaps, phrases mélodiques aériennes à la guitare, et d'autre part, sur les fluctuations, vibrations et oscillations propres aux nappes sonores elles-mêmes. D'un côté, Koboku Senjû laisse le son se développer par lui-même, semble se complaire dans la contemplation du son qui se projette ; et d'un autre côté, le quintet pousse le son à s'activer, il le rompt, l'enrichit, l'amplifie, grâce à l'intégration constante de nouveaux éléments sonores qui se superposent, à l'amplification d'autres évènements, etc.

La vie de cette longue nappe est très riche et dense, l'imbrication des éléments est complexe. En plus de ça, tout est fort, intense. Laissez tomber le côté zen et contemplatif du réductionnisme et d'onkyo, ici, chaque intervention, tout en s'intégrant dans des aspects linéaires et monolithiques, est nerveuse, urgente. On aurait pas cru pouvoir y arriver un jour, mais si, Koboku Senjû propose bien une longue improvisation réductionniste, aussi puissante et intense que massive et continue. Si le réductionnisme laisse parfois l'impression de s'embourber dans ses codes et ses habitudes, Koboku Senjû le réactive avec passion et fureur. Du réductionnisme viscéral et organique, où chaque élément est vital et singulier, mais s'intègre indissolublement à la masse sonore. Excellent.


John Butcher, Tony Buck, Magda Mayas, Burkhard Stangl - Plume

BUTCHER/BUCK/MAYAS/STANGL - Plume (unsounds, 2013)
Plume est une suite de deux longues improvisations pour deux trios différents : John Butcher (saxophone) et Tony Buck (batterie) sont présents sur chacune, accompagnés tout d'abord par Burkhard Stangl (guitare) puis par Magda Mayas (piano).

Le premier trio (Butcher/Stangl/Buck) évolue à la croisée de deux chemins, entre l'improvisation libre non-idiomatique et le réductionnisme. Il s'agit d'une improvisation qui se joue beaucoup sur l'interaction et le réactivité, sur une tension permanente, et sur la recherche sonore. On y trouve de nombreux dialogues rythmiques et beaucoup de prises de risque. Car s'il y a de l'interaction, ce n'est pas toujours pour s'entendre. A de nombreuses reprises, Stangl ou Buck prennent le partie de complètement quitter la voie tracée par l'idée explorée sur le moment. Fidèles ici à l'esprit de Derek Bailey, ils osent souvent s'aventurer, de manière spontanée et parfois fantasque, là où on ne s'y attend pas. Si le jeu est trop axé sur les textures, Stangl peut à tout moment devenir mélodique, si l'intensité est trop forte, Buck peut laisser un vide n'importe quand, etc. Beaucoup de prises de risque, et des réactions toujours surprenantes, ce trio n'arrête pas de surprendre par son inventivité et son audace. Très bon.

Mais la deuxième formation est encore meilleure je trouve. Ici, la pianiste Magda Mayas remplace le guitariste Burkhard Stangl et son influence se fait nettement ressentir. Il y a toujours des aspects aventureux et risqués durant ces quarante minutes, mais cette improvisation comporte moins de rupture et d'écarts, elle est plus linéaire, cohérente et continue. Moins individualiste, cette pièce explore plutôt des textures de groupe et des ambiances, auxquelles chacun participe de manière un peu plus effacée. Magda Mayas est quelqu'un de très surprenant, car sa musique est aussi discrète et réservée qu'hypnotique. On l'entend en fond, mais de manière subtile, c'est souvent elle qui dirige tout. Les couleurs et les textures qui sortent de son piano ne peuvent qu'envoûter, Butcher et Buck ne semblent pas avoir d'autre choix que de s'y fondre. Ils ne peuvent que soutenir les longs flux souvent magnifiques de Mayas, des flux sonores parfois mélodiques même s'ils sont abstraits ou bruitistes (et Butcher est aussi maître dans les mélodies abstraites), parfois purement timbraux. L'exploration continue de nouvelles couleurs est saisissante, souvent très belle et très prenante, toute en tension, elle est franchement hypnotique et obsédante. Un régal.

Deux pièces vraiment différentes, où les musiciens semblent aussi à l'aise sur les terrains de l'improvisation libre non-idiomatique que du réductionnisme, de la réactivité et de l'exploration, selon les formations auxquelles ils appartiennent. Deux improvisations très riches, souvent risquées et aventureuses, qui ne manquent ni de virtuosité, ni d'écoute, ni de créativité. Recommandé.

Deer - One

DEER- One (Deszpot, 2013)
Trois musiciens suisses expérimentaux munis de trois clarinettes basses augmentées d'électronique forment Deer, un trio composé de Christian Müller, Hans Koch et Silber Ingold. L'idée de ce premier album est assez simple, et le résultat renversant. Une seule note est jouée à la clarinette basse durant 40 minutes, et au fur et à mesure de ce drone, cette note se voit augmentée de couches pour former une nappe de plus en plus massive et dense.

Dès les premières secondes, on sait déjà que l'on ne s'ennuiera pas en fait. Car si la note est faible et calme au début, elle n'est pas simple ni monotone : elle se trouve pris dans un flux constant d'oscillations, de vibrations, et de tremblements. Une grande richesse et une certaine complexité sont déjà présentes dans la partie purement acoustique. Beaucoup s'en serait contenté j'imagine, mais Deer non. Cette note gagne continuellement en amplitude, en intensité, en mouvement, en puissance et en densité. Constamment augmentée et amplifiée, elle ne se suffit plus. Il lui faut ensuite l'ajout d'électronique, de parasites, de bruits blancs, d'infrabasses qui semblent mettre en avant des propriétés cachées de cette note ; et nous voilà pris au piège dans un drone de plus en plus envoutant, massif, obscur. Une descente aux enfers obsédantes, un glissement de terrain inéluctable, un ensorcellement viscéral. Seul le court decrescendo final semble pouvoir ramener l'auditeur à la surface, au réel ; et encore, son pouvoir semble limité, car à chaque écoute, je n'avais qu'une seule envie une fois le disque terminé, le remettre au début...

Deer propose donc un drone très sombre, qui devient de plus en fort, dense, complexe et agressif. Jamais la clarinette basse ne m'a semblé aussi envoutante, ensorcelante, obsédante et magique. Conseillé.

Roland Keijser, Niklas Barnö, Joel Grip, Raymond Strid - Kege Snö

KEIJSER/BARNÖ/GRIP/STRID - Kege Snö (Umlaut, 2010)
Quartet suédois, le Kege Snö forme une groupe de free jazz assez classique au niveau de l'instrumentation, avec Roland Keijser (saxophones alto et ténor, flûte), Niklas Barnö (trompette), Raymond Strid (batterie) et Joel Grip (contrebasse), le fondateur de cet excellent label consacré au free jazz souvent le plus réjouissant d'Europe (enfin de France, Allemagne et Suède surtout).

Si Grip a plusieurs fois a collaboré avec Barnö, et Keijser avec Strid, il semblerait que ce soit la première fois qu'ils se réunissent ici tous les quatre. Et c'est plutôt un plaisir d'écouter cette réunion. Dix pièces de format moyen (entre 4 et 8 minutes à peu près), des improvisations très énergiques, des thèmes innovants, de l'humour, du lyrisme, et plein d'autres choses. Le quartet renoue avec l'écriture à travers des thèmes souvent modaux, plus axés sur des phrasés décalés et non dénués d'humour, ou sur une expressivité exacerbée. Il renoue avec les thèmes mais aussi avec l'improvisation collective et les solos. Il s'agit bien de free jazz, du free qui a su éclater les formes traditionnelles pour se réconcilier avec des formes personnelles et plus adaptées aux individus, ainsi qu'au groupe, mais sans se départir de certains codes issus du jazz. Alors, Kege Snö compose aussi bien avec les phrasés ternaires et les attaques très expressives des vents, avec une section rythmique qui navigue aussi bien sur des marches militaires qu'en roue complètement libre, mais aussi avec des thèmes énergiques et sautillants, ou parfois mélancoliques, qui ne laissent en aucun cas présager les improvisations collectives ou les solos pleins de fureur qui en découlent.

Les compositions sont originales et inventives, les improvisations pas, mais elles ont le mérite d'être souvent très intenses et de savoir emporter l'auditeur. L'énergie et la puissance sont au rendez-vous, la cohésion du groupe aussi, une bonne dose d'hommages aux prédécesseurs accompagnée d'une forte personnalité : que demander de plus pour faire un bon disque de free ? du soleil ? et bien c'est le moment.

creative sources

PASCALI - Suspicious activity (creative sources, 2012)
PascAli est un duo de contrebasses préparées jouées par Sean Ali & Pascal Niggenkemper. Ce n'est pas le premier duo de contrebasses dans le genre, mais cette formation surprend encore de par son originalité et sa richesse. Une richesse qui est mise en avant, et qui cache tout même ici. PascAli propose en effet 22 miniatures très différentes et variées ici qui ne durent jamais plus de quatre minutes. 22 pièces très courtes durant lesquelles une idée est explorée : une idée rythmique, une couleur, une idée mélodique, une ambiance, un mode de jeu, certaines préparations, etc. Seulement voilà, en si peu de temps, les idées ont du mal à devenir consistantes, elles paraissent trop évanescentes et éphémères. On se doute que Niggenkemper & Ali sont tous les deux d'excellents contrebassistes, toute leur virtuosité est mise en avant, mais c'est difficile de savoir s'ils sont aussi capable de composer/improviser de la bonne musique. Car la durée empêche toute mise en forme, toute cohérence, et on a plus l'impression d'une bande-annonce que d'un disque fini. Une bande-annonce qui promet, mais qui a du mal à se suffire. Avec ce genre de forme, on comprend pourquoi la plupart des musiciens expérimentaux et de l'avant-garde se sont quasiment tous évertués à briser les durées et les formes standardisés avant tout.

Un disque qui peut paraître prometteur, car ces deux contrebassistes parviennent quand même à développer de très bonnes idées, et des couleurs très originales, mais qui ne propose que des instants évanescents, des miniatures sur lesquelles l'attention glisse trop facilement.

ELISABETH FLUNGER &TOMAS TELLO - Labor (creative sources, 2012)
Dans une moindre mesure j'ai un peu le même problème avec le duo E.T. : Elisabeth Flunger (objets en métal) et Tomás Tello (électronique). Ils proposent tous les deux huit courtes pièces de moins de cinq minutes où chaque idée a du mal à se développer et à paraître cohérente. Rien ne reste en place, mais en même temps, la même ambiance est toujours présente, une même atmosphère assure la continuité et la cohérence de ces pièces. Une atmosphère faite d'électronique mystérieux et extraterrestre, de l'électronique sans rien d'agressif et en mouvement constant. Et à côté, les étranges percussions de Flunger, des débris industriels qui s'entrechoquent de manière rythmique ou frottée, de manière concrète, musicale et figurative, ou de manière abstraite et purement sonore. E.T. propose une suite étrange et originale d'expérimentations sonores très personnelles et singulières. Des boucles et des rythmes sont parfois présents, quand le duo ne se plonge pas dans une atmosphère flottante où plus aucune loi n'a cours, une atmosphère très colorée et fluide souvent. Mais il y a encore cet aspect un peu trop évanescent et ce manque de consistance qui me dérange, malgré l'inventivité et la créativité de ce duo.

GROSSE ABFAHRT - erstes Luftschiff zu Kalifornien (creative sources, 2006)
Grosse Abfahrt est un ensemble né il y a presque dix ans autour de musiciens californiens. Créé par Tom Djll (trompette), il regroupe également Matt Ingals (clarinette), Tim Perkis (électronique), Gino Robair (synthétiseur analogique) et John Shiurba (guitare). Autour de ces cinq permanents, on retrouve des musiciens différents à chaque enregistrement, et pour cette première publication, les invités étaient Serge Baghdassarians (électronique), Boris Baltschun (électronique) et Chris Brown (piano et électronique).

Depuis 2004, la musique improvisée en a vu d'autres, des grosses formations, et j'arrive un peu sur le tard. Ce qui posait problème à l'époque est devenu un cliché aujourd'hui et sert de base à beaucoup de musiciens actuels : l'hyperréactivité, les formes longues, l'individualité dans l'ensemble, etc. Mais bon, venons-en au disque. Il s'agit de cinq longues pièces, basées sur des formes très longues et calmes, sur des nappes dans lesquelles les individus se fondent. La musique est souvent silencieuse, très aérienne et calme, les nappes n'évoluent que très doucement. Mais par moments, des contrepoints surgissent : un musicien émerge, non pour un solo à proprement parler, mais seulement pour s'opposer au groupe, quelques sons se distinguent alors, instrumentaux ou électroniques, peu importe. C'est par contre seulement à ces moments que l'on peut distinguer les musiciens, le reste n'étant qu'une masse sonore compacte et uniforme proche des grands ensembles avec Rodrigues.

Peut-être qu'à l'époque, cette sortie a fait son effet, mais aujourd'hui, ça me paraît un peu mal vieilli, un peu trop rabâché. Car si les contrepoints sont souvent très excitants, la masse et les nappes qui forment la continuité me paraissent trop légères, ne m'accrochent pas. Un beau morceau de musique improvisée pour un assez grand ensemble, qui proposait à l'époque des solutions plutôt innovantes, mais qui ne semble pas résister au temps.

Alexander Elgier, Victor Grinenco, Samuel Sahlieh - Veiled

ELGIER/GRINENCO/SAHLIEH - Veiled (creatice sources, 2012)
Sur le label portugais creative sources, on retrouve souvent les mêmes musiciens, il y a aussi beaucoup de musiciens qui ont fait leurs premières preuves ici, mais c'est aussi l'occasion de découvrir des talents insoupçonnés. Comme ce trio, composé d'Alexander Elgier (piano), Victor Grinenco (violon, électronique, objets) et Samuel Sahlieh (cassettes, basse électrique, synthétiseur), qui nous livre ici une excellente pièce d'à peine une demi-heure, une pièce minimaliste et électroacoustique surprenante.

Il s'agit d'une pièce linéaire qui ne progresse que lentement. Des arpèges ascendants qui résonnent longtemps au piano (un piano qui n'est pas sans rappeler Tilbury), et des accords très espacés semblent structurés cette pièce, c'est du moins l'élément qui ressort le plus, de par son timbre et sa puissance. De leur côté, plus discrets, Grinenco et Sahlieh explorent des textures aussi bien acoustiques qu'électroniques, des souffles et des drones plus calmes, plus monotones, qui forment comme une basse continue. Et au moment le plus inattendu, un ostinato au violon surgit et emporte tout, des bandes et ou le synthétiseur balaient tout sur leur passage pendant quelques secondes. Mais un même fil est toujours présent derrière, un fil auquel chacun revient quelque soit l'excès auquel il a succombé.

Le trio joue sur l'opposition entre les ruptures et la continuité, entre les différentes intensités, les textures, entre les sources sonores aussi (instrumentales, électroniques, acoustiques, amplifiées). Et il en ressort une magnifique pièce très cohérente et claire, aux idées bien tenues et précises, innovantes et puissantes, des idées tenues et maintenues envers et contre tous les assauts sonores qu'elles supportent durant cette demi-heure qui flirte aussi bien avec l'eai, le drone, la noise, les musiques savantes et improvisées. Un flirt savant et équilibré, intelligent et clair, original et beau. Conseillé.

Cyril Bondi - The Foil

CYRIL BONDI - The Foil (drone sweet drone, 2013)
Deux ou trois fois, j'ai eu l'occasion de voir Cyril Bondi en solo (un des musiciens les plus intéressants de la jeune génération suisse qui gravite autour d'insubordinations et d'incise, avec Jonas Kocher je trouve). D'un côté ça n'a jamais été très surprenant, mais en même temps, on a quand même un sentiment de renouvellement constant. Sur The Foil comme pour ses sets en solo, Cyril Bondi utilise la même forme et le même système. Une grosse caisse ou un tom basse placé à l'horizontal, avec de nombreux objets posés dessus.

Le dispositif est développé par Bondi depuis plusieurs années, et il semble aujourd'hui arrivé à pleine maturité. La plupart du temps, le batteur suisse percute sa grosse caisse de manière mécanique et hypnotique, une simple pulsation qui ne varie que peu. Tout se joue avec les objets mis en vibration sur la peau, des objets aux couleurs différentes selon leur matière, aux rythmes différents selon leur poids, aux mouvements plus ou moins prévisibles aussi. Cyril Bondi actionne ces objets, observe leur mouvement et réagit en fonction. Des réactions qui vont de légères variations de pulsation ou d'intensité, du frottement régulier d'un crotale à un souffle court dans l'embouchure seule d'une trompette.

C'est déjà ce que je disais du solo de Gino Robair, le principe et la méthode sont simples - mais les résultat sont d'une complexité et d'une richesse déconcertantes. Les couleurs, les cycles rythmiques, et les harmoniques qui se déploient au gré des mouvements parfois chaotiques des objets ne cessent de surprendre et de se renouveler. Je ne veux pas tout remettre non plus sur le dos du hasard et du chaos, car si ce genre de procédé marche, c'est aussi et principalement dû à la précision, l'ingéniosité, la patience, l'extrême attention et la sensibilité de Cyril Bondi, qui sont constamment à l'œuvre durant cette excellente demi-heure.

Les solos de percussions, on commence à connaître, les drones aussi, les solos de percussions sous forme de drone, déjà moins, et de drone aussi riche, dense et complexe, encore moins. Pour cette pièce ininterrompue et continue, Cyril Bondi offre une palette de sons toujours plus complexes et vivants, en plus de maintenir une tension permanente. Vivement conseillé.

Eksperiment Slovenia

V.A. - Eksperiment Slovenia (SIGIC, 2013)
Après Sound Disobedience, une compilation sur le musique improvisée en Slovénie parue il y a quelques mois, voici maintenant Eksperiment Slovenia : un état des lieux des musiques expérimentales actuelles en Slovénie. Etant donné les liens ténus entre l'improvisation et l'expérimentation aujourd'hui, de nombreux musiciens sont présents sur les deux compilations. Mais en-dehors des musiciens issus de l'improvisation, cette compilation offre également quelques pièces issues du rock, de la noise, de l'art sonore et de la musique concrète. Parmi eux, des enregistrements et des compositions inédits ou déjà publiés de Tomaž Grom, Tao G. Vrhovec Sambolec, Michel Doneda, Jonas Kocher, Marko Karlovčec, Bojana Šaljić Podešva, Čučnik & Pepelnik, JakaundKiki, Irena Tomažin, Marko Batista, Vanilla Riot, Miha Ciglar, N’toko, Seijiro Murayama, Samo Kutin, Marko Jenič. Le tout introduit par un livret complet sur la communauté des musiciens en Slovénie, leurs institutions, les liens entre eux et avec l'étranger, les rapports entre le bruit et le silence, l'espace et l'art sonore, et la déconstruction des formes populaires - écrit par le critique musical et producteur Luka Zagoričnik.

La diversité de cette compilation est assez impressionnante, et rend compte d'une richesse slovène pleine de promesses. Des compositions pour percussion de JakaundKiki aux excellentes improvisations libres de Tomaž Grom, en passant par la déconstruction de la voix d'Irena Tomažin, les installations sonores de Tao G. Vrhovec Sambolec, les compositions électroniques de Miha Coglar, et les explorations sonores et instrumentales de Grom, Samo Kutin, Marko Jenič et Marko Karlovčec - de nombreuses différences d'approches et d'esthétiques apparaissent malgré les nombreux liens (géographiques et musicaux) qui réunissent ces musiciens. Tous se basent sur des constructions claires, sur des économies de moyen, semblent fortement influencés par le réductionnisme et la musique savante, l'improvisation libre et la noise. Quasiment toutes les pièces présentent un intérêt, je n'ai pas eu de grande surprise, hormis l'excellente Irena Tomažin (alias iT) qui présente ici une pièce où dictaphones et tape loops déconstruisent une voix puissante et décalée, et également le trio rock noise Vanilla Riot. Sinon, la compilation m'a réconforté dans mes opinions, qu'il y a de très très bons musiciens en Slovénie, notamment le contrebassiste Tomaž Grom, le vielliste Samo Kutin, et le violoniste Marko Jenič.

Excellent état des lieux des musiques nouvelles en Slovénie, qui inaugure une scène très riche et variée, d'une grande qualité.

bug incision 2

BENT SPOON DUO - with & without Allison Cameron (bug incision, 2013)
Le Bent Spoon duo est composé des deux membres fondateurs du label bug incision : le contrebassiste Scott Munro et le batteur Chris Dadge. La particularité de ce duo est de ne pas utiliser batterie et contrebasse, leurs instruments respectifs, sauf les percussions peut-être, mais encore, de manière très anecdotique. Dans la tradition canadienne la plus radicale, le Bent Spoon duo joue une musique dilettante et chaotique, qui n'est pas sans évoquer les terroristes sonores et instrumentistes amateurs du Nihilist Spasm Band.

Sur ces improvisations, le duo s'évertue à détruire toutes les esthétiques et tous les idiomes possibles, y compris ceux de la musique non-idiomatique, à travers des explorations soniques originales. On se retrouve face à un joyeux bordel composé de violon, trompette, électronique, cithare, percussions amplifiées, etc. Des instruments joués de manière très archaïque, rudimentaire et spontanée, qui nous plonge dans une atmosphère aussi déroutante et perturbante que mystérieuse. Et il ne s'agit surtout pas de compter sur les kalimba, banjo, microcontact et synthétiseur d'Allison Cameron pour retrouver des repères, car sa présence ne fait qu'augmenter la confusion.

Difficile de se prononcer sur ce genre de musique informelle : j'aime beaucoup l'aspect spontané et archaïque qui a quelque chose de sauvage et de fort ; mais les côtés informels, lo-fi et anarchiques ne facilitent pas l'écoute et détruisent tous les repères. C'est dissonant, sale, bordélique, chaotique, sauvage et très dense, et du coup, ça peut être très apprécié à certains moments comme ça peut rebuter à d'autres; Mais dans tous les cas, ça vaut le détour et le coup d'oreille.

ELWOOD EPPS & JOSHUA ZUBBOT - Land of Marigold (bug incision, 2013)
Land of Marigold est le premier enregistrement des musiciens Elwood Epps (trompette) et Joshua Zubbot (violon), tous deux basés à Montréal. Une instrumentation originale pour un duo qui se veut assez aventureux, pas qui ne l'est pas tellement. Epps & Zubbot explorent parfois des territoires purement sonores, utilisant de nombreuses techniques étendues, mais aussi des territoires harmoniques ou même mélodique (ce qui est le plus réussi). Le dialogue entre les deux musiciens est interactif, la proximité est sensible, surtout lorsqu'ils explorent la superposition de notes ou de timbres continus et l'interaction entre les harmoniques.

Ce duo pourrait être vraiment bien, car tout est présent au niveau de l'écoute et de la virtuosité et/ou de la maîtrise instrumentale. Mais seulement si les idées développées et explorées avaient plus de consistance. L'impression de déjà entendu mille fois ne m'a rarement quitté à l'écoute de ces improvisations, et chaque idée explorée n'avait rien d'absorbante. Encore un disque d'improvisation libre que j'oublierai certainement très vite...

Gino Robair - Solo drums with ebow

GINO ROBAIR - Solo drums with ebow (bug incision, 2013)
Gino Robair est un percussionniste qui a régulièrement collaboré avec John Butcher et Birgit Ulher, et à chaque fois que je l'ai entendu, j'ai toujours été surpris par l'originalité et la créativité de ses explorations sonores. Etant donné le parcours de Gino Robair et l'ebow utilisé tout au long de ce disque, on pourrait s'attendre à un énième disque réductionniste et minimaliste, assez chiant et convenu... mais non.

On en est pas loin bien sûr, car les cinq pièces de ce disque sont composées selon le même principe, des lamelles de métal et une corde de guitare posées sur une caisse claire et un tom, et actionnées par un ebow. Mais d'une part, de manière purement sonore, le son de Gino Robair est plutôt agressif et abrasif, assez proche de la noise en fait, d'une noise acoustique, ce qui est amplifié par de nombreuses attaques violentes et un enregistrement très proche - ce qui l'éloigne de la sérénité des enregistrements réductionnistes. Et d'autre part, Gino Robair ne contrôle pas tout, il laisse les objets vivre, résonner et se déplacer par eux-mêmes sur les percussions - un peu comme Cyril Bondi par exemple, qui laisse ses objets évoluer sur sa grosse caisse.

Ce solo paraît alors extrêmement travaillé et hasardeux en même temps. Robair semble bien savoir quelques textures seront produites par tel disposition des métaux et de l'ebow sur les percussions, mais ce qu'il ne prévoit pas, ce sont les mouvements chaotiques qui seront produits par la résonance. Un chaos qui forme très vite une grande richesse rythmique et harmonique, une grande richesse sonore imprévisible.

Donc d'un côté, les textures et les couleurs déployées sont vraiment très inventives et intenses ; et d'un autre côté, la mise en forme spontanée de ces sons et de ces bruits souvent durs est extrêmement riche et vivante. Excellent travail, vivement conseillé.

bruno duplant

BRUNO DUPLANT&DARIUS CIUTA - (G)W(3) (mystery sea, 2013)
(G)W(3) est une œuvre composée par Darius Ciuta (un architecte et artiste sonore lituanien) et interprétée par lui-même, en compagnie de Bruno Duplant (que je ne présente plus). Je ne connais pas le reste des disques de ce label, mais cette œuvre correspond si bien à son nom (mystery sea) qu'on pourrait facilement croire qu'elle a été écrite spécialement pour lui.

Il s'agit d'une suite de deux pièces (65 et 15 minutes environ), une suite épique et immersive. 80 minutes de boucles qui ne sont pas sans rappeler des ressacs et des vagues maritimes, des boucles sombres et obscures, accompagnées et ponctués de sons abstraits et minimaux. Une album d'ambient très mystérieux et immersif, qui se plonge dans des vagues sonores abstraites, des vagues répétées auxquelles répondent toujours toutes sortes de bruits abstraits, indéfinis et indéterminés. On ne sait jamais trop si c'est de l'électronique, un ordinateur ou des field-recordings, Duplant & Ciuta se plongent de manière trop profonde dans le son pour que la source ait encore un sens. Ce qui compte ici, ce sont les qualités sonores les plus essentielles, et les impressions qu'elles dégagent. La structure est complexe même si l'ambiance est plane, l'intensité toujours égale à elle-même.

Des vagues toujours pareilles mais jamais identiques qui se succèdent de manière créative et interminable dans une ambiance obscure, maritime et un peu flippée. Je ne suis pas fan d'ambient en général, hormis du drone, mais là, il y a quand même quelque chose, un truc qui fait que l'on reste assez bien attentif malgré la longueur de ces pièces. Bon travail.

[informations, présentation, chroniques & extraits : http://mysterysea.wordpress.com/catalog/ms73-bruno-duplant-darius-ciuta/]

PEDRO CHAMBEL&BRUNO DUPLANT - I do not know what music but contrariwise quite rather well what is a sound (impulsive habitat, 2013)
Autre duo de Bruno Duplant avec le guitariste Pedro Chambel cette fois. Ce disque en téléchargement gratuit est leur première collaboration où ils sont seulement tous les deux, sur trois au total. Il s'agit d'un disque divisé en deux parties séparées par une pièce fantôme et silencieuse.

La première partie est une composition électroacoustique, proche de l'ambient noise. Une longue plage linéaire et abrasive de sons abstraits et de boucles obscures. Une étrange pièce à l'ambiance spatiale (oui, ça ferait une très bonne musique SF) composée de micro-variations de dynamique durant 27 minutes. Il s'agit là d'une composition monotone et immersive encore, un peu plus hargneuse cependant que le duo avec Ciuta. Quant à la seconde partie, elle est composée de field-recordings, de radios, de sinusoïdes, de guitare, de micro-contacts et de bruits quotidiens. Ses aspects concret et figuratif la rendent encore plus dérangeante et mystérieuse que la première, la construction semble plus obscure et les référents sonores ne sont pas toujours évidents à saisir (bruits de cuisine, supermarché, etc.). Le duo propose ici une immersion dans les sons quotidiens, compose une pièce avec les résidus et parasites sonores usuels.

Contrairement au titre, Duplant et Chambel savent aussi bien ce que sont la musique et les sons, car ils parviennent très bien à composer de la musique avec des sons. L'assemblage des sons, qu'ils soient quotidiens, synthétiques ou parasitaires, et leur mise en forme, sont sensibles et intelligents. Une intelligence qui permet en tout cas aux auditeurs de les percevoir autrement.

[téléchargement : http://impulsivehabitat.com/releases/ihab070.htm]

bug incision

CHAN/SMITH/WALTER - Improvised Music and Tentacles (bug incision, 2013)
Improvised Music and Tentacles regroupe six improvisations en registrées en 2007 du trio américano-canadien composé de Charity Chan (piano, objets), Damon Smith (contrebasse) et Weasel Walter (batterie). Certains viennent du free jazz traditionnel, d'autres des mouvances plus rock et noise de l'improvisation, et du coup on sait à peu près à quoi s'attendre venant de membres de Flying Luttenbachers ou d'anciens collaborateurs de John Tchicaï.

Des improvisations énergiques et réactives. Ce n'est pas très violent dans l'ensemble, les trois musiciens ne jouent jamais excessivement fort, il n'y a pas de crescendo interminable, et on peut même trouver de nombreuses plages assez calmes et espacées. Mais il y a une forme de tension et de nervosité toujours présente dans l'interaction (notamment chez Walter, mais aussi chez Smith dans une moindre mesure), même aux moments les plus concentrés sur les textures. A ce niveau, c'est Charity Chan qui paraît le plus intéressant, avec un jeu qui met l'accent sur des phrasés lisses et atonaux, qui nous plonge souvent dans une sorte de brouillard informe pas commun.

Pas grand chose à dire sinon sur ces improvisations libres qui ne marqueront certainement pas les auditeurs pour leur aspect innovant...

DAN MEICHEL & CHRIS DADGE - Mannington (bug incision, 2013)
Dan Meichel était apparemment un saxophoniste très important au Canada, malheureusement décédé il y a quelques années maintenant. Son collaborateur, Chris Dadge, par chance, a décidé d'éditer un de ses duos enregistré en 2008. On y retrouve le premier au saxophone ténor principalement, mais aussi au soprano et à la clarinette basse, et le second à la batterie, violon et sk-1.

Les duos sax/batterie sont très courants en free jazz, et les esthétiques nombreuses. Le choix de celui-ci est orienté en mémoire de Han Bennink et Peter Brötzmann, un des duos sax/batterie les plus marquants de l'improvisation libre européenne avec celui de Evan Parker & Paul Lytton. Il s'agit donc d'improvisations énergiques souvent, non dénuées d'humour et de mélodies. Mais la plupart du temps, l'interaction tourne autour de l'intensité et de la tension. Une sorte de retour au cri, mais avec plus de joie et de liberté que chez les américains. Ce duo sonne très années 70, quand les musiciens brisaient les frontières, avec violence et humour, avec bonheur et spontanéité. Des improvisations qui prennent de nombreux chemins inattendus et où sont mises en avant des personnalités riches, fortes et complexes, malgré les fantômes de Bennink & Brötzmann. Très beau travail.

SIMEON ABBOTT & MIKE GENNARO - Meditations on First (bug incision, 2013)
Toujours sur le label canadien dédié aux musiques improvisées nord-américaine, Meditations on First  est une suite de cinq pièces entièrement improvisées par le pianiste Simeon Abbot et le batteur Mike Gennaro.

Encore une fois, il s'agit d'un duo assez classique d'impro libre et spontanée, plutôt axé sur les aspects rythmiques des deux instruments, notamment sur les toms pour la batterie, et sur les attaques au piano. Je ne trouve pas le dialogue très interactif, on dirait que chacun veut montrer ce qu'il sait faire de son côté, sans trop se soucier de ce que l'autre peut bien faire, notamment aux moments les plus prolixes. Ce qui arrive souvent, car ce duo joue aussi souvent sur l'énergie et la rapidité.

Une suite d'improvisations sous forme de démonstration de force, la plupart du temps, atonales et rythmiques, aux pulsations fortes et rapides, mais aussi décalées et complexes. C'est assez monotone en somme, sauf lors de rares moments mélodiques, ou lorsque les deux musiciens paraissent enfin s'écouter. Il faut vraiment être un inconditionnel du free jazz et des improvisations collectives pour aimer, ou bien de l'improvisation libre des années 60, celle encore teintée de jazz et de musique américaine ; sinon, on risque comme moi de ne pas y trouver beaucoup d'intérêt.

THE UNREPEATABLE QUARTET - calgary 2012 (bug incision, 2013)
The unrepeatable quartet, c'est la réunion du saxophoniste américain Jack Wright (alto & soprano), du trompettiste Elwood Epps et du duo Bent Spoon : Scott Munro (basse, trombone, électronique) et Chris Dadge (batterie, percussions) - les deux fondateurs du label bug incision.

Sur ce live enregistré en 2012, le quartet propose une seule et unique improvisation de plus de 35 minutes. Une improvisation énergique et réactive composée souvent de phrases et d'idées très courtes. Toute intervention est suivie d'une réponse immédiate et spontanée d'un autre musicien, chaque phrase est une question adressée au groupe - qui se doit de répondre le plus vite et de la manière la plus créative. De l'improvisation libre non-idiomatique souvent tendue, intense, et énergique, très énergique même avec ces pointes incisives de deux ou trois notes lancées à la trompette et au saxophone - accompagnées par une section rythmique soit obstinée, soit inlassablement prolixe. Le quartet part aussi à certains moments dans des explorations plus méthodiques du timbre et des textures - comme lors d'un très bon duo sax/trompette où Wright et Epps explorent des notes tenues et des techniques étendues durant quelques minutes pour un passage calme, contemplatif, lyrique et créatif.

Du repos et beaucoup de tension, une performance équilibrée entre l'improvisation libre réactive et le réductionnisme, la musique de ce quartet est assurément virtuose, tendue souvent, belle aussi, assez créative et intense. Pas très original mais néanmoins, servi avec de la passion et de la personnalité.