Jean-Luc Cappozzo & Géraldine Keller - air prints (ayler records, 2013)


Un grand mélange de jazz, de musique contemporaine, de comédie, de réductionnisme, et avant tout, d'improvisation libre. Jean-Luc Cappozzo (trompette, cors, objets) et Géraldine Keller (voix, flûte, objets) proposent sur air prints sept enregistrements, sept esquisses, sept possibilités de ce dont leur duo est capable - duo existant depuis une dizaine d'années maintenant.

En France, Cappozzo fait régulièrement la tournée des scènes dites "jazz et musique improvisée", c'en est presque une institution, au même titre que Doneda ou Léandre. Une musicien d'une grande renommée qui a déjà collaboré avec Paul Lovens, Joëlle Léandre, Lionel Garcin, Edward Perraud, le Globe Unity Orchestra ou encore Axel Dörner. Je n'ai jamais entendu ce dernier duo d'ailleurs, mais l'influence du trompettiste allemand se fait nettement ressentir à plusieurs moments de cet enregistrement, axés sur le timbre (enregistrement que l'on doit, soit dit en passant, à Benjamin Duboc). Mais c'est aussi la pratique théâtrale de Cappozzo que l'on peut ressentir durant ce disque, à travers certaines réponses et interventions non-dénuées d'humour, voire d'une certaine théâtralité (la gestualité du tuyau secoué par exemple). Mais passons sur Cappozzo, et venons-en plutôt à ce duo.

Pour commencer, j'ai du mal à accrocher aux vocalistes de manière générale, encore plus les vocalistes françaises de la musique improvisée qui semblent toutes se ressembler. Ensuite, l'improvisation libre, dans son versant spontané et réactif - j'ai envie de dire "classique" ou "orthodoxe" -, commence à m'ennuyer. Deux points qui au premier abord, m'éloignent de ce duo... Et pourtant. Il y a tout d'abord je crois cette théâtralité des deux musiciens qui font de leur musique de l'improvisation libre non-idiomatique autre. Théâtralité que l'on retrouve comme je le disais dans l'humour et la gestuelle de Cappozzo, mais aussi dans les récitations de Keller, qui sont autant axées sur l'affect que sur la musicalité. Ensuite, il y a cette inventivité et cette diversité. Que ce soit à la trompette, au bugle, à la voix, à la flûte, au mélodica, aux percussions, Cappozzo & Keller ne sont jamais à cours d'inventivité et se risquent chacun à explorer des territoires multiples: territoires qui swinguent, qui parlent, territoires bruyants, abstraits, contemplatifs, mélodiques, énergiques, atonaux, calmes, suaves, doux, rauques, crades. Toutes sortes d'univers surgissent à tout moment de manière improbable et créative. Dans le dialogue même, Cappozzo et Keller peuvent se suivre à la lettre et se répondre de manière très proche, ou faire exprès de jouer des jeux opposés qui se confrontent. De toutes façons, la profondeur de l'écoute, la proximité et l'intimité entre les deux musiciens est toujours de mise.

En bref, un énième disque d'improvisation libre non-idiomatique, servi par un ponte du milieu et une vocaliste et flûtiste déjà moins connue, mais un très bon enregistrement. Un enregistrement créatif, énergique, aventureux, et talentueux. Deux musiciens qui à travers une forme déjà éprouvée parviennent à renouveler le contenu. De quoi se réconcilier avec cette musique et réjouir tous les amateurs de musiques improvisées.

[informations, présentation & extraits: http://www.ayler.com/cappozzo-keller-air-prints.html]

[Peira]

Même si elle paraît souvent s'essouffler, l'improvisation libre n'est apparemment pas encore morte (pas complètement en tout cas), et on peut remercier des labels comme celui du musicien chicagoan Brian Labycz, Peira, qui maintiennent cette musique en vie, et vont même parfois jusqu'à la renouveler - comme peuvent le prouver ces deux publications.



Steve Beresford, Martin Küchen, Ståle Liavik Solberg – Three Babies (Peira, 2013)

Le café OTO, en octobre 2012, haut lieu de diffusion des musiques nouvelles en Europe, a pu accueillir un trio énergique et fertile, anglais, suédois et norvégien : Steve Beresford (piano, synthétiseur analogique, objets), Martin Küchen (saxophone sopranino) et Ståle Liavik Solberg (batterie, percussions). Une rencontre bienheureuse.

Bon, ce n’est pas une rencontre aussi personnelle et singulière que les travaux de Küchen en solo, on est ici en plein dans l’improvisation libre non-idiomatique et très réactive, mais la réunion de ces trois personnalités est quand même une réussite dans le genre. Tout d’abord, l’utilisation exclusive du sopranino par Küchen, ce saxophone au timbre si singulier, nasillard et parfois proche du jouet, qui donne une puissance, une énergie et un humour importants durant cette performance – ce qui à certains moments n’était pas sans me rappeler le trio Brötzmann/Van Hove/Bennink, un de mes disques préférés. Le saxophone sopranino, un instrument qui, soit dit en passant, colle parfaitement avec le synthétiseur analogique – oui l’instrumentation de ce trio est au plus près de mes attentes je crois. Et ensuite, le dialogue qui s’élabore avec les claviers et les percussions, un dialogue où personne ne prend le dessus, où batterie piano savent se mettre en retrait, et où chacun sait mettre en avant ses proches. Les percussions ont un quelque chose de primitif à certains moments, quand elles ne se font pas exploratrices soniques. Quant aux claviers, que ce soit au piano, au piano préparé ou au synthétiseur, Steve Beresford joue beaucoup sur les variations de dynamiques et d’intensités, sans jamais saturer l’espace sonore. Mais c’est aussi tout un jeu d’équilibre entre les moments de haute tension et les moments de pure détente, du calme à la tempête, de  la contemplation sonique à la fureur collective. L’équilibre est aussi méthodologique et interactif, dans la mesure où les trois musiciens alternent constamment les interventions individuelles et en opposition avec des interventions collectives et symbiotiques.

Trois improvisations assez intenses, denses et énergiques, variées et équilibrées. Mais surtout, virtuoses, avec une bonne dose d’humour et de joie. Un très bon exercice d’improvisation libre où les idées foisonnent et où le bonheur de la rencontre est nettement ressenti. 

[présentation, informations & extrait: http://www.peira.net/pm19.html]

Jeremiah Cymerman & Frantz Loriot - Seven Bridges (Peira, 2013)

Un violon (Frantz Loriot), une clarinette (Jeremiah Cymerman). Deux instruments classiques par excellence pour une musique qui veut à tout prix rompre avec les traditions. D'emblée, le ton est donné en trente secondes. La clarinette hurle, crie, ravage, et le violon racle, torture et triture les cordes jusqu'à l'explosion d'harmoniques suraiguës. Déluge, rafale, un mur de son acoustique tout aussi massif que de la noise. Une introduction vraiment brutale qui prend rapidement fin et laisse place à une séquence beaucoup plus calme et minimaliste. Avant un nouvel assaut. 

Durant cette unique pièce de trente minutes, les séquences se succèdent, de la tempête à l'accalmie, de la passivité à la rage, de la contemplation du son à la torture de l'instrument. Les deux musiciens explorent toutes les possibilités techniques et acoustiques de leur instrument, les techniques étendues foisonnent, à la vitesse des idées et des réponses. Une musique réactive, spontanée, qui hurle, regarde, crie, se calme, et repart. Repart où? là où la spontanéité le décide. Musique instinctive où l'inconscient se décharge. Des improvisations cathartiques et violentes, dures, fortes, très tendues et énergiques.

[présentation, informations & extrait: http://www.peira.net/pm18.html]

Sarah Hughes - Accidents of matter or of space (Suppedaneum, 2013)

[je tiens à dire quelques mots sur le label pour introduire cette chronique car ce dernier me paraît vraiment très prometteur - donc:]

Suppedaneum est un nouveau label dirigé par Noé Cuellar (Coppice) et Joseph Clayton Mills. Un label dédicacé aux compositions ouvertes et à l'interaction entre écriture, forme, interprétation, improvisation, écoute et réception. Chaque publication est et sera donc composée d'un enregistrement audio et de la partition - très bonne initiative soit dit en passant. A ce jour, deux références, un duo des frères Chen et accidents of matter or of space de Sarah Hughes à propos duquel j'écris cette chronique.

Sarah Hughes est relativement célèbre pour l'excellent netlabel auquel elle participe - Compost & Height - ainsi que pour être une des fondatrices du Set Ensemble et une des interprètes les plus régulières du collectif Wandelweiser (cf. par exemple ses nombreuses performances à l'intérieur du coffret Wandelweiser und so weiter). Pas membre à proprement parler du collectif, sa musique est néanmoins extrêmement proche de ces compositeurs. (Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le livret est composé d'un texte de Dominic Lash qui nous livre une réflexion intéressante sur les liens entre la musique de Hughes et les différentes conceptions possibles de l'infini et de la durée). Accidents of matter or of space regroupe une improvisation intitulée "Criggion (after Only)" et trois réalisations de sa composition "(can never exceed unity)", le tout livré entre une feuille A3 avec les notes de Dominic Lash et un carton du même format où est imprimé la partition.

La première piste intitulée "Criggion" est une improvisation solo (à la cithare) de Sarah Hughes, enregistrée par Patrick Farmer à l'intérieur d'un bâtiment de transmission radio datant de la seconde guerre mondiale et aujourd'hui désaffecté. L'enregistrement est presque aussi important que la performance en fait tant le dialogue entre SH et l'environnement est étroit. Encore une frontière brouillée entre le field-recording et la performance enregistrée. Car ce qu'on entend le plus durant ces vingt minutes, c'est avant tout l'environnement, une atmosphère spectrale et post-industrielle où la nature tente de reprendre le dessus, où le vent s'engouffre dans la tôle et où des chants d'oiseaux surgissent à tout moment. Et à l'intérieur de cet univers déjà agité, une cithare apparaît, une cithare préparée, qui répond de manière minimaliste et fantomatique, avec des techniques étendues surtout, et intentionnellement, à cet interlocuteur imprévisible que représente la station de Criggion (un environnement qui n'est pas sans rappelé d'ailleurs les quelques usines fantômes de Bruno Duplant). Comme le note Dominic Lash, c'est tout un jeu de question-réponse entre les éléments intentionnels, non-intentionnels et quasi intentionnels qui se joue à l'intérieur de ce lieu étrange. Un jeu merveilleux.

Puis nous arrivons à la composition proprement dite de Sarah Hughes - (can never exceed unity), une pièce écrite en 2011 et interprétée ici par Rhodri Davies (harpe), Neil Davidson (guitare acoustique), Jane Dickson (piano), Patrick Farmer (électronique), et Dimitra Lazaridou-Chatzigoga (cithare); enregistrée par Simon Reynell à l'université d'Huddersfield. La pièce est normalement écrite pour cinq personnes, mais elle est faite pour que l'addition des interventions de chacun ne dépasse jamais la durée de la pièce elle-même - d'où son titre. En gros, une période prédéfinie est déterminée, disons de vingt minutes, le premier joueur (qui lui seul a pour indication de jouer un son continu tandis que les autres jouent de manière "libre") ne peut intervenir que dix minutes, le deuxième cinq, le troisième 2"30, etc. Tandis que la forme est une interrogation aux origines antiques sur la divisibilité du temps, les différentes interprétations interrogent quant à elles les liens entre la durée et la perception. Ce qui m'intéresse plus que le positionnement anti-atomiste de SH. Outre la mise en valeur des multiples possibilités d'interprétations, la succession de trois réalisations met aussi en avant les changements de perception qu'entraînent les différentes durées. Le silence ne prend ainsi pas la même valeur et n'est pas chargé du même affect selon qu'il dure 1 ou 5 minutes, de même qu'une note continue. Même si les sons changent selon les réalisations, ce qui donne à chaque fois un nouveau sens à chaque performance semble plutôt être la durée elle-même de la pièce. Le changement de référent temporel redonne une unité significative à chaque instrumentiste, mais à l'inverse, peut-être est-ce le changement de son qui redonne une signification à la durée, peut-être est-ce la conscience et l'affect qui produisent la perception de la durée comme pourrait le dire Bergson.

Quoiqu'il en soit, ce mélange de silences, de longues cordes frottées, entre composition et improvisation, entre électronique et acoustique, cette suite, proche et "digne" de Wandelweiser dans la forme (simple, précise et interrogatrice) comme dans le contenu (abstrait, silencieux, minimal et réductionniste), est saisissante. Un disque merveilleux en somme, qui regroupe une improvisation sensible et poétique, ainsi qu'une composition singulière et intelligente. Recommandé.

[présentation, informations & extraits: http://www.futurevessel.com/suppedaneum/sarah-hughes/]

[gruenrekorder]


Mark Lorenz Kysela - Eins + (Gruenrekorder, 2013)

Alors là, voici une étrange suite de pièces interprétées aux saxophones alto, ténor et soprano ainsi qu'à la clarinette par Mark Lorenz Kysela. Autant de bois systématiquement accompagnés d'électronique, d'ondes sinusoïdales et de bandes légeres et discrètes la plupart du temps. Au moins sur deux pistes, on croirait entendre de l'improvisation électroacoustique (surtout les pistes 1 et 3), mais il s'agit pourtant bien de musique écrite - peut-être pas mal à partir de partition graphique ou d'indications sommaires. Quant aux compositeurs, ils me sont tous - hormis Alvin Lucier - complètement inconnus: Christoph Ogiermann, Thomas Stiegler, Martin Schüttler, Michael Maierhof, Uwe Rasch.

Mises à part les deux pièces proches de l'eai déjà citées, les quatre autres sont plutôt minimales et axées sur des paramètres restreints. Des variations microtonales aux jeux de timbre sur un saxophone avec un résonateur en plastique intégré, MLK ajoute également des interventions électroniques simples et sommaires, mais toujours renouvelées. Une suite de pièces expérimentales, entre l'improvisation, la composition et l'art sonore. Les frontières se brouillent, ce que j'adore, mais les idées et l'interprétation manquent parfois de consistance. Le tout sonne plutôt bien, mais il y a un quelque chose de convenu et d'attendu qui affaiblit cette suite je trouve. Peut-être est-ce simplement le fait que les frontières entre la musique contemporaine, l'art sonore et l'improvisation sont plus embrouillées et manipulées maladroitement que brouillées comme je l'aime habituellement. Une suite assez originale et singulière, qui se veut un questionnement sur les performances solo et la nature radicale du langage musical, ce que je n'ai pas vraiment ressenti, mais qui reste tout de même assez riche et diversifiée, ainsi que puissante et intense par moments.

[présentation, informations & extraits: http://www.gruenrekorder.de/?page_id=9585]

Budhaditya Chattapadhyay - Eye contact with the city (Gruenrekorder, 2013)

Avec Eye contact with the city, le label Gruenrekorder revient à une forme musicale plus habituelle, le field-recordings et les installations sonores et/ou musicales qui s'en revendiquent. C'est le deuxième album que Budhaditya Chattapadhyay publie pour ce label, un album tiré d'une d'une installation sonore et vidéo

L'artiste sonore indien propose ici une version longue d'une pièce basée sur des enregistrements effectués sur des sites de construction en milieu métropolitain (à Bangalore, dans le sud de l'Inde), à l'intérieur d'une ligne de métro en travaux, ainsi que sur des cassettes trouvées sur les marchés attenants. Il s'agit d'une seule pièce intitulée "elegy for bangalore", une longue pièce divisée en deux parties d'une vingtaine de minutes chacune. Une première partie proche du drone et de l'ambient, où les enregistrements semblent étirés et ralentis pour former une ambiance fantomatique, spectrale, aux résonances étranges et plutôt sombres. Une ambiance abstraite formée par les résonances du trafic routier dans la ligne de métro, pour des musiques déformées, et par l'atmosphère souterraine du lieu d'enregistrement. Puis dans la seconde partie, tout prend une tournure plus concrète. Les sources deviennent facilement identifiables, des sonorités industrielles apparaissent (bruits de tôle, marteaux, engins de gros œuvre, etc.), des boucles et des apparitions de musique populaire et carnatiques surgissent, les voitures et leurs klaxons se font entendre, ainsi que différentes voix. Toute la métropole surgit des profondeurs sombres et infernales du souterrain, une métropole grouillante, où se côtoient une modernité en construction et un folklore en déconstruction.

Une pièce construite avec sensibilité et intelligence qui propose une immersion dans le son puis dans le réel. Des enregistrements panoramiques qui reproduisent un environnement très vaste envers et contre l'aspect claustrophobe de la source sonore. Très bon travail.

[présentation, informations & extrait: http://www.gruenrekorder.de/?page_id=9517]

David Rothenberg - Bug Music (Gruenrekorder, 2013)

Je n'avais déjà pas franchement apprécié le dernier duo Rothenberg/Scanner paru chez Monotype, alors autant le dire de suite, c'est pas avec ce solo que je vais commencer à aimer son travail. La démarche est intéressante, David Rothenberg a voulu ici produire un duo entre les insectes et sa musique, un duo censé mettre en avant les liens entre la production sonore des insectes et les productions sonores humaines, qu'elles soient rythmiques, mélodiques, ou noise. On en tend donc pas mal de samples d'insectes, d'oiseaux et du monde naturel de manière général, ainsi que ses habituelles clarinettes. Une musique douce, mélodieuse, où les mondes animal et humain sont évidemment en parfaite harmonie. Outre l'aspect très easy-listening que j'ai du mal à apprécier, c'est aussi la manière de trop plier les productions sonores naturelles aux intentions musicales que je ne trouve pas forcément très juste.

Une musique qui tend souvent vers de nombreux idiomes, entre musique électronique et world-jazz, entre free jazz et field-recordings, mais le tout de manière très édulcorée.

[présentation, informations & extraits: http://www.gruenrekorder.de/?page_id=9530]

[ernesto rodrigues]

Guerreiro / Malfatti / Rodrigues - shimosaki (b-boim, 2013)

Autant prévenir tout de suite, c'est plutôt difficile d'écouter ce disque avant 21 heures quand on habite en ville ou dans n'importe quel environnement bruyant, surtout en suivant les recommandations de Malfatti, qui indique comme toujours que le disque est à lire "faiblement". Car le trio Ricardo Guerreiro (ordinateur), Radu Malfatti (trombone), Ernesto Rodrigues (violon alto), joue déjà très faiblement, et peu.

shimosaki est une improvisation qui semble tout de même très influencée par Radu Malfatti, maître du minimalisme le plus radical. Un minimalisme plutôt modéré ici dans la mesure où il y a peu de répétitions et beaucoup de changements. On trouve de nombreuses sonorités utilisées ici (peut-être est-ce aussi dû cette fois à l'influence de Rodrigues), allant des cordes effleurées par les crins, des souffles à travers le trombone, des notes claires et précises, et des sinusoïdes. Ceci-dit, entre ces éléments joués à peine plus fort que les mouvements d'un public qu'on entend aussi bien, c'est surtout le silence qui est omniprésent durant cette improvisation de quarante minutes. Pas un silence total, mais un silence qui sépare chacune des interventions prises de manière individuelle. Même s'il y a souvent du son, chaque musicien prend une respiration très longue avant d'intervenir et on a rarement l'occasion d'entendre simultanément les trois improvisateurs - qui cherchent apparemment à se faire plus discrets les uns que les autres.

Une pièce aussi calme que radicale, jouée à un volume aussi faible qu'extrême. Ce n'est certes pas inattendu, mais la rencontre entre ces personnalités offre quand même une musique renouvelée et rafraîchie.

[parallèlement et simultanément, un autre enregistrement de cette rencontre a été publié sur le label de rodrigues cette fois, que je chroniquerai sur le prochain numéro de revue&corrigée]

Ernesto Rodrigues / Neil Davidson / Wade Matthews - Erosions (creative sources, 2010)

Erosions est une autre rencontre inattendue et surprenante où trois musiciens assez différents tentent également d'établir un dialogue. Il s'agit cette fois d'Ernesto Rodrigues (violon alto), Neil Davidson (guitare acoustique) et Wade Matthews (synthèse digitale et manipulation de field-recordings). Trois musiciens qui ne jouent pas forcément sur les mêmes terrains, sur les mêmes esthétiques et méthodes d'improvisation, mais qui s'efforcent tout de même de créer ici une improvisation collective.

Ils s'y efforcent, et ils y arrivent - c'est même, pour ce qui est des enregistrements de Rodrigues et Davidson, un de mes disques préférés (d'ailleurs, j'avais déjà beaucoup aimé leur précédente collaboration intitulée fower). Cinq improvisations assez calmes et lentes, interactives et symbiotiques. Les textures sont originales et s'agencent de manière parfois symbiotiques, parfois opposées. Wade Matthews est certainement le plus étonnant des trois avec des enregistrements de trains transformés en fréquences granuleuses, des sinusoïdes impromptues et des souffles oniriques, les matières sonores qu'il produit sont franchement inventives et singulières, et il parvient à constamment surprendre et déjouer les attentes. Plus solidaires entre eux, du fait de leurs instruments à cordes et acoustiques, Neil Davidson et Ernesto Rodrigues semblent aller de pair - même si ce n'est pas toujours le cas. Une utilisation souvent détournée et/ou préparée des instruments, allant de l'insertion d'objets entre les cordes, à l'utilisation d'archet sur la guitare, en passant par les techniques étendues habituelles de col legno (frottement avec le bois de l'archet) et sul ponticello (frottement du chevalet), et je suis loin d'être exhaustif. Chaque émission de son est une invitation aux réponses, réponses qui s'intègrent ou s'opposent à la proposition initiale. Et du fait de cette interaction, la musique proposée durant ces cinq improvisations est plutôt variée et diversifiée, une musique qui est parfois calme et énigmatique, parfois forte et abrasive, proche à certains moments de l'eai, proche à d'autres moments du réductionnisme ou de l'improvisation libre non-idiomatique.

Mais tout au long de ce disque, ce sont des propositions fortes et des réponses justes. Une musique qui se renouvelle à chaque seconde et maintient constamment l'auditeur en haleine. Créatives, inventives, originales donc, mais aussi denses et riches, voici cinq erosions conseillées.

Ernesto Rodrigues / Gerhard Uebele / Guilherme Rodrigues / José Oliveira - contre-plongée [six cuts for string quartet] (creative sources, 2004)

Ernesto Rodrigues (violon & violon alto), Gerhard Uebele (violon), Guilherme Rodrigues (violoncelle) et José Oliveira (guitare acoustique & intérieur d'un piano) forment un quatuor un corde qui n'en est pas vraiment un. Même si les informations inscrites sur le disque précisent qu'il s'agit d'un quatuor et que la musique est composée, l'instrumentation ne correspond déjà pas à la norme (généralement deux violons, un alto et un violoncelle), et rien ne semble rapprocher cette musique du quatuor en tant que forme musicale (composée généralement de quatre mouvements en forme sonate, rondo et scherzo).

Ceci-dit, on a bien quatre instruments à cordes, quatre voix équilibrées qui dialoguent entre elles de manière indépendante et peu hiérarchisée comme dans un quatuor orthodoxe. Après, il s'agit d'un quatuor résolument contemporain, autant inspiré de la tradition écrite que de l'improvisation libre non-idiomatique ou de la musique électronique encore. Car ce quatuor explore avant tout les instruments de manière abstraite et très étendue. L'archet frotte les cordes, les cordiers, les chevalets et les tables d'harmonie de son crin et de son bois, et les cordes sont frappées, pincées, raclées, tendues, détendues. Peu de préparations mais beaucoup de techniques. Le résultat: une profusion de textures qui s'imbriquent les unes dans les autres de manière souvent unifiée, des textures calmes mais abrasives, granuleuses, tendues. Un quatuor à cordes comme on en a rarement entendu donc, un quatuor qui verse dans l'abstraction sonore et recherche les sonorités les plus profondes de chaque instrument. Un quatuor rude, grave, dur, et assurément non-idiomatique.

arts, installations, collages et manipulations sonores

Intemporal Analogic Sound - Core (2012)

Intemporal Analogic Sound, c'est le pseudonyme de Cyril Badaut, saxophoniste au sein de l'Urban Sax, qui se met ici à la musique répétitive et minimaliste. En fait, toute la démarche est résumée dans ce nom, IAS, car la base du matériau sonore utilisé ici est le support analogique par excellence, intimement lié à la mémoire affective et musicale de beaucoup, le disque vinyle. Souvent qualifiée d'abstraite, la musique de Cyril Badaut me rappelle bien plus la musique concrète, une musique concrète basée uniquement sur la numérisation des défauts du vinyle. Durant quarante minutes divisées en dix courtes pièces, on peut entendre donc les craquements, les grains, et les impacts du diamant sur les micro-sillons, des micro-sillons rayés, éraflés, vieillis. Une matière sonore brute que Cyril Badaut ne modifie que très peu, voire pas du tout, une matière qui est mise en boucle jusqu'à ce que le son révèle sa charge émotive totale. Une démarche fétichiste intéressante, pour une musique entre minimalisme répétitif et réductionnisme, qui risque de plaire à de nombreux amateurs de musique expérimentale analogique et de musique concrète. Ce n'est pas le travail le plus intéressant que je découvre ces derniers temps, mais cette curieuse démarche peut valoir le coup d'oreille.

Aaron Dilloway - Siena (Hanson, 2013)

J'étais déjà ravi d'apprendre que Dilloway avait mis en ligne le catalogue de Hanson records sur bandcamp, mais en plus de ça, cette nouvelle page voit l'arrivée de publications digitales gratuites, dont l'album Siena fait partie. Aaron Dilloway, connu surtout pour avoir participé à l'aventure Wolf Eyes, est également reconnu comme un des maîtres du collage de bandes, aux côtés de Jason Lescalleet notamment.

Siena n'offre pas grand chose de plus que ce à quoi l'on pourrait s'attendre quand on connaît un peu le lascar, mais pour moi, ça marche toujours aussi bien. Des bandes, des boucles, des modifications. Ici, Aaron Dilloway multiplie les matériaux sonores et utilisent des enregistrements de variétés, de la musique folklorique, des field-recordings avec ces inévitables oiseaux, des rythmiques indus, le tout souvent soutenu par un arrière fond électrique fait de buzzs. Des enregistrements ralentis à l'extrême et mis en boucle, des loops saturés et distordus. La musique de Dilloway utilise toutes les possibilités offerte par l'analogique pour produire une musique unique et singulière. Entre le drone, le dark ambient, l'indus et la noise auxquels ressemblent tour à tour ces huit pistes, il y a toujours un fonds atmosphérique assez sombre, une ambiance qui ne relève pas tant du cauchemar, mais plutôt d'un rêve qui part lentement en vrille. Une musique pas loin de l'autisme analogique, du fétichisme des bandes et du génie de la manipulation. Voilà du vrai recyclage, à partir de déchets musicaux et techniques, Aaron Dilloway parvient à toujours renouveler sa musique et à produire une œuvre majeure. Conseillé.

[informations, présentation, écoute & téléchargement: http://hansonrecords.bandcamp.com/album/siena]

Jez Riley French - movere (estonia) (Engraved Glass, 2013)

Je passe un peu du coq à l'âne sur ce message, puisqu'il s'agit ici, principalement, d'exploration de field-recordings et du silence. Rien à voir donc avec les manipulations de cassettes, bandes ou vinyles précédentes - qui n'avaient elles-mêmes rien à voir déjà... Jez Riley French propose ici trois pièces basées tout d'abord sur des enregistrements bruts provenant de la campagne estonienne. Chants d'oiseaux habituels, insectes, etc, et surtout, énormément de silence. Mais ce n'est plus exactement une exploration musicale d'un environnement sonore concret. Il s'agit ici d'un dialogue à deux voix entre les field-recordings et ce que Jez Riley French rajoute par-dessus. Ce dernier se sert en effet du matériau de base comme d'une partition ou d'une grille sur laquelle il peut jouer et dialoguer de manière plus ou moins spontanée. Tout un dialogue s'effectue alors entre les field-recordings d'un côté, le silence de l'autre, et des fréquences radios, des objets métalliques frappés, des micro-contacts frottés, et autres objets difficilement identifiables. Un dialogue où les voix se confrontent et s'opposent la plupart du temps, mais où elles s'intègrent aussi de manière presque magique et fantastique à d'autres moments - comme sur le premier motet où un étrange chœur fantomatique dialogue avec un merveilleux chant d'oiseaux. Un travail très bon où les enregistrements de terrain, la composition, l'improvisation, le bruit et le silence dialoguent de manière équilibrée et sensible.

http://jezrileyfrench.blogspot.fr/2013/01/new-release-egcd043-movere-estonia.html

[shhpuma]

Albatre - A Descent into the Maelström (Shhpuma, 2013)

Ce sont deux portugais et un allemand qui forment le trio Albatre, trois musiciens prometteurs que j'entends ici pour la première fois: Hugo Costa (saxophone alto, loop), Gonçalo Almeida (basse électrique, effets) et Philipp Ernsting (batterie, électronique).

Indéniablement, Albatre rappelle la fin des années 90 et le début des années 2000 avec ce mélange détonant de punk et de free jazz. Une musique puissante, énergique et explosive, avec un son global massif et enflammé, des riffs gras et nerveux, des blasts et des rythmiques progressives tendues, un saxophone criard et virulent. Oui, on reconnaît là les éléments qui faisaient de Zu un super trio, mais Albatre ne s'arrête pas là. Avec l'ajout d'effets et d'électronique, c'est tout un penchant de l'improvisation libre et de la noise qui s'ajoute à leur musique. Albatre sonne comme un hommage aux groupes de free-rock, mais enrichit aussi sa musique d'éléments plus propres à l'eai et à la noise, ainsi qu'au progressif par moments... Six pistes, une petite demi-heure, et le tour est joué pour une suite explosive et grandement énergique de morceaux variés, énervés, viscéraux, sincères et originaux.

Une musique pour intellectuels "frustrés de n'avoir jamais été punk", pour mélomanes alcoolisés et amateurs de noise comme de free. Hardcore, puissant, massif: jouissif.

[informations, présentation & extrait: http://shhpuma.com/shh005cd-albatre-a-descent-into-maelstrom/]


Joana Sá & Luís José Martins - Almost a song (Shhpuma, 2013)

L'initiative est encore osée de la part de Shhpuma, car ce duo sort vraiment des sentiers battus. La musique composée et improvisée par Joana Sá (piano, piano toy, celesta, percussions & electronique) et Luís José Martins (guitare classique, percussions & électronique) est plutôt protéiforme.

En effet, les cinq pistes de ce disque sont le fruit d'un mélange un peu extravagant de méthodes d'écriture et de techniques de jeu propres au classique, à la chanson, au jazz, au rock, à la musique contemporaine, au free jazz. Des boucles mélodiques naïves et enfantines précèdent des clusters, une grille d'accord se déconstruit progressivement de manière atonale, etc. Mais je ne sais pas, je n'y arrive pas. Il y a une sorte de facilité ou d'inconsistance qui m'empêche de pénétrer chaque pièce, le plus rebutant étant l'ambiance naïve et crédule souvent présente. Et ce malgré quelques moments innovants et originaux ainsi qu'une technique instrumentale irréprochable... Presque une chanson, un peu trop proche pour moi de la chanson justement, avec ses ritournelles assommantes, ses mélodies niaises et ses structures inconsistantes.

[informations, présentation & extrait: http://shhpuma.com/almost-a-song/]

Parque – The Earworm Versions (Shhpuma, 2013)

Le label portugais Shhpuma n’a décidément pas fini de nous surprendre. Avec ces Earworm Versions, par le groupe Parque, on se retrouve ici face à une musique épique, proche de l’art total comme aurait pu le concevoir Wagner. Le groupe est composé de six musiciens : Nuno Torres (saxophone alto), Ricardo Jacinto (violoncelle, percussion), Nuno Morão (mélodica, percussion), João Pinheiro (vibraphone, percussion), Dino Récio (percussions) et André Sier (électronique). Composée par Ricardo Jacinto et jouée à l’occasion d’une de ses expositions, cette suite en trois mouvements bien distincts est principalement basée sur une installation sonore composée de miroirs suspendus, une installation monumentale qui se révèle d’une grande richesse. Même si tout s’apparente à de l’art sonore, le plus étonnant dans cette suite est peut-être l’aspect très mélodieux et musical des compositions, ainsi que l’utilisation souvent traditionnelle des instruments. Un espace musical où l’art sonore est au service de la musique populaire, et où la distinction entre musique improvisée et musique écrite se brouille.

Sur le premier mouvement de ce disque (c’est-à-dire les trois premières pistes), on est face à une musique calme, aérée (rarement plus de deux musiciens jouent simultanément, et le silence est assez présent), ponctuée de quelques arpèges et glissandi au violoncelle,  d’un saxophone langoureux, et des inévitables percussions, qui donnent ici un son proche de plaques de tôles frottées. L’espace se resserre au fur et à mesure et la pièce devient de plus en plus tendue, jusqu’à l’explosion programmée durant la troisième partie de ce mouvement où les interventions électroniques d’André Sier prennent une place de plus en plus importante et imposante, et où le dialogue entre chaque musicien devient proche de l’eai, un dialogue énergique et réactif.

« OS », le deuxième mouvement de cette suite, et aussi le plus important – notamment en termes de durée, puisqu’il dure plus de trente minutes sur les 75 minutes que dure ce disque – se caractérise par l’introduction d’un enregistrement vocal et une utilisation de hauteurs déterminées sur les percussions. Un mouvement fantomatique où la voix récite un texte qui émerge de percussions spectrales aux allures de cloches. Une expérience étrange aux sonorités improbables, avec une voix théâtralisée qui ajoute une nouvelle dimension (poétique ? théâtrale ? épique ?) à cette musique déjà riche. Les miroirs suspendus sont joués comme des gongs, ou des balafons, ou des instruments percussifs à usage rituel, les cymbales ajoutent des harmoniques, et le saxophone toujours aussi émotif répond parfaitement à cette voix prophétique survenue d’on ne sait où. 

Et enfin, pour conclure ce voyage intense et épique, une dernière pièce basée sur le balancement d'une enceinte. Tous les instruments (violoncelle, saxophone, vibraphone, cymbales et mélodica) tentent au mieux d'imiter ce mouvement mécanique de pendule, et joue sur la hauteur et l'intensité d'une note répétée à chaque mouvement. Très belle réalisation spatiale où le son devient cinétique.

Beaucoup d'éléments mélangés dans cette longue suite, des éléments théâtraux et poétiques, architecturaux et scénographiques, musicaux et acousmatiques. Un mélange (d-)étonnant pour un art total aux relents wagnériens. Une musique vraiment originale et personnelle, riche et construite intelligemment, savante et réfléchie. Vivement conseillé.



Heddy Boubaker - Dig! (Petit Label, 2013)

Ceux qui suivent un peu le parcours du musicien Heddy Boubaker savent déjà qu'un problème de santé lui interdit de jouer du saxophone depuis environ un an et demi maintenant, ce qui, aujourd'hui, n'empêche tout de même pas ce dernier de continuer la musique à travers le synthétiseur analogique et la basse électrique. Malgré un aspect légèrement anachronique, le Petit Label caennais a tout de même accepté de publier quelques enregistrements inédits de Boubaker, des improvisations pour saxophones alto et baryton enregistrées en 2010 et 2011, plus une pièce pour synthétiseur analogique ayant pour fonction de documenter la pratique actuelle de cet ancien saxophoniste.

 Pour un peu, on pourrait assimiler la pratique du saxophone d'Heddy Boubaker au réductionnisme, mais des éléments rythmiques, parfois même mélodiques, ainsi qu'un aspect globalement plus énergique et moins contemplatif m'en empêche, caractéristiques qui le rapprochent plus de l’improvisation libre et non-idiomatique. Ceci-dit, de même que les musiciens dits "réductionnistes", Heddy Boubaker utilise ses saxophones de manière principalement abstraite, et s'en sert autant comme une source sonore que comme un instrument. Sur la plupart de 11 pièces pour saxophone, ce dernier n'utilise que rarement son bec et souffle directement dans le bocal, et n'utilise que des techniques étendues. Pratique radicale et systématique à laquelle il nous avait déjà habitué à travers de nombreux projets (solo, duos avec Soizic Lebrat, Birgit Uhler, etc.). Il nous propose donc une suite de pièces qui ont tendance à n'explorer qu'un seul paramètre sonore ou qu'une seule technique: que ce soit la résonance du souffle ou de la salive à travers le corps et la culasse du saxophone, l'exploration des clefs et des tampons, quelques frottements de la mécanique, des multiphoniques et des "fuites" d'hamoniques.

Quant à l'improvisation pour synthétiseur, c'est loin d'être ma préférée, Heddy Boubaker pose un bourdon sous forme d'un bruit blanc stationnaire et léger, qui s'apparente à un souffle, et sur lequel se greffent et se superposent des interventions pointillistes, très courtes, des bips et des blips sur des registres extrêmes.

Une exploration méticuleuse du saxophone, mais aussi et surtout à travers une approche sensible et musicale de l'instrument. Heddy Boubaker ne se contente pas ici de produire une musique abstraite, il explore le saxophone de manière profonde et bruitiste certes, mais tout en insérant ce contenu dans des formes sensibles et structurées, en faisant littéralement de la musique avec du bruit. Une approche qui me semble sensible et chargée d'affect aussi pour l'aspect quelque peu tragique de cette publication, car même si ce n'est pas forcément la dernière édition d'Heddy Boubaker au saxophone, il se peut que ce soit la dernière fois que je l'entende sur cet instrument qu'il maîtrise et utilise si bien... Conseillé.

[présentation, informations & extraits: http://www.petitlabel.com/pl/disque.php?ref=PL%20son%20015]

Improvisations Orchestrales



IKB – Monochrome bleu sans titre (Creative Sources, 2012)

L’IKB (nommé ainsi d'après la série de peinture d'Yves Klein - International Klein Blue) est un collectif portugais de quatorze musiciens, habitués pour la plupart du label CS et proche du cercle qui gravite autour d’Ernesto Rodrigues. Ce dernier quitte ici son alto pour explorer la harpe et l’intérieur du piano, et à ses côtés, on retrouve Guilherme Rodrigues (violoncelle), Miguel Mira (contrebasse), Rogério Silva (trompette), Eduardo Chagas (trombone), Bruno Parrinha (clarinette et clarinette alto), Nuno Torres (saxophone alto), Pedro Sousa (saxophones ténor et baryton), Abdul Moimême (guitare électrique préparée), Carlos Santos (ordinateur et microphone), Ricardo Guerreiro (ordinateur), Nuno Morão (percussion), Monsieur Trinité (percussions) et José Oliveira (percussion).

Les quatre pièces proposent des versions différentes d’une musique identique à elle-même. Une musique lente, calme, posée et abstraite. Une musique qui glisse insensiblement d’une matière abstraite à une autre par micro-variations. Tout ici se joue ici à l’échelle microscopique, des écarts entre les notes et les sons à la présence des musiciens qui effacent leurs instruments derrière de la matière sonore pure. Les instruments se distinguent assez bien, mais ne se hiérarchisent pas, tous ont ici pour fonction de produire des textures sonores avant tout. Ordinateurs, instruments traditionnels et préparés ne se confondent pas mais plongent sans concession au plus profond du son, dans ses propriétés souvent les plus abstraites. D’où, comme vous pouvez vous en douter, une effervescence de registres extrêmes, de techniques étendues, de notes jouées de manière machinale et neutre, de sons abrasifs et longs qui vont des peaux raclées à l’émission de salive dans les cuivres et toutes sortes de souffles spectraux.

Je ne suis pas un grand fan des travaux d’Ernesto Rodrigues avec ce genre d’ensemble très large, mais quand même, il y a toujours quelque chose de très surprenant. Car avec des formations réduites, il peut produire une musique abstraite et minimale dans la veine d’un réductionnisme radical, une musique aérienne, légère, calme, posée, au niveau de l’atmosphère et de la durée; et abrasive ou corrosive, bruitiste en somme, mais aussi collective et cohérente, au niveau du son. Et toutes ces qualités se retrouvent dans les grands ensembles qui parviennent à produire une musique aussi calme et aérée – si ce n’est plus parfois – qu’un trio ou un quartet instrumental. Le résultat est donc tout de même toujours étonnant.


Glasgow Improvisers Orchestra – Poetics (Creative Sources, 2009)

Encore une fois Ernesto (violon alto) et Guilherme Rodrigues (violoncelle) sont de la partie, invités cette fois-ci par le Glasgow Improvisers Orchestra (GIO). Un ensemble d’improvisateurs d’une taille très importante, qui regroupe ici 18 musiciens en plus des improvisateurs portugais. Soit Richard Bamford (batterie, percussions), Stuart Brown (batterie, percussions), John Burges (clarinette basse), George Burt (guitare acoustique), Matthew Cairns (trompette), Aileen Campbell (voix), Neil Davidson (guitare électrique), Nick Fells (shakuhachi), Krzystof Hladowski (bouzouki), George Lyle (contrebasse & voix), Raymond McDonald (saxophones soprano & alto), George Murray (trombone), Peter Nicholson (violoncelle & voix), Emma Roche (flûte & flûte baroque), Matthew Studdert-Kennedy (flûte), Armin Sturm (contrebasse), Jessica Sullivan (violoncelle) et Graeme Wilson (saxophones ténor & baryton). Une liste de musiciens et d’instruments imposantes où percussions, violoncelle, flûte, contrebasse sont doublés, voire triplés pour le violoncelle.

Un orchestre imposant par son nombre et son instrumentation, et qui veut justement jouer de sa largeur. Le GIO propose en effet quatre improvisations (dont une structurée par Raymond McDonald) qui ne lésinent pas sur l’utilisation des masses sonores. Le son est effectivement massif, large, lourd. On retrouve l’esprit des orchestres d’Alan Silva avec une section rythmique assez puissante et une forme d’improvisation plutôt énergique et réactive. Ce n’est pas non un long crescendo ni une suite d’improvisations ultra intenses qui ne se terminent jamais, le GIO sait aussi jouer sur différentes intensités et erre par moments sur des atmosphères plus calmes et aérées. Mais dans l’ensemble, le GIO se maintient plutôt dans les « dogmes » de l’improvisation libre : atonalité, importance des fractures au niveau de l’intensité, utilisation récurrente de techniques étendues, structure éclatée et opaque, jeux réactifs de question/réponse entre les musiciens, interventions aussi éphémères que fortes, plaisir à s’immerger parfois dans un chaos collectif rythmique et mélodique où il faut jouer le plus fort possible.

En somme, le GIO, accompagné des Rodrigues, propose ici quatre improvisations libres non-idiomatiques plus traditionnelles, quatre pièces qui semblent moins marquées par l’influence de l’eai et du réductionnisme (par rapport notamment à IKB ou au TonArt). Fait important déjà, l’absence d’électronique et d’ordinateurs, qui n’est pas sans contribué à cet aspect plus traditionnel, mais au-delà de cette remarque instrumentale, les musiciens du GIO semblent directement connectés aux formes habituelles de l’improvisation libre et se complaisent dedans. Voilà, je ne trouve pas ça extraordinaire, c’est une musique assez commune, mais ces Poetics restent quand même un exemple réussi d’improvisation libre non-idiomatique à échelle orchestrale. Une musique quand même puissante et talentueuse, qui peut à coup sûr ravir les amateurs et les férus d’improvisation collective comme on l’entend depuis le Free Jazz d’Ornette et les orchestres d’Alan Silva. Et ce n’est qu’une influence, car la sonorité de cet orchestre et des musiciens pris individuellement est tout de même résolument contemporaine, ainsi que certaines formes présentes (je pense notamment à la deuxième pièce, plus calme et abstraite, mais aussi mois réactive et énergique que les précédentes, ainsi qu’à la dernière, une suite de miniatures aux allures dadaïstes...).