Raymond MacDonald & David Stackenäs - Lin Flax (Iorram, 2011)

Voici un duo qui se situe incontestablement dans la plus pure tradition de l'improvisation libre européenne. Quatre pièces où sont réunis l'écossais Raymond MacDonald aux saxophones (guitariste proche de Neil Davidson qui a publié ces improvisations) et le suédois David Stackenäs à la guitare acoustique, quatre pièces qui ne sont d'ailleurs pas sans rappeler le duo Munthe/Sehnaoui, ce malgré le peu de techniques étendues puisées dans le réductionnisme.

C'est encore dur de résister à la tentation de comparer ces improvisations avec les enregistrements de Derek Bailey en compagnie d'Evan Parker tellement ces derniers m'ont marqué, et tellement ils paraissent avoir également marqué ce duo. Mais le talent de ce duo est de savoir sortir de cet héritage tout en l'assumant. Que ce soit grâce au soprano lyrique de MacDonald, à la guitare rythmique ou même mélodique de Stackenäs, Lin Flax parvient à réunir des improvisations libres et sans les complexes qui pouvaient parfois gêner les vétérans anglais. Une musique beaucoup plus décomplexée, qui peut parfois utiliser des phrasés hérités du bop et du jazz en général, ou des rythmiques issus de différentes musiques populaires, mais qui sait aussi s'aventurer sur des terrains techniques plus proches de l'EFI (European Free Improvisation) avec l'utilisation prépondérante de multiphoniques, d'harmoniques, de frottements et de pincés hétérodoxes sur la guitare. Une musique qui swingue et qui dissone, pleine d'émotions mais abstraite et froide par moments, parfois lente, entre de nombreuses explosions extrêmement puissantes et remplies de virtuosités.

L'énergie et le dynamisme de la scène EFI sont complètement intégrés et augmentés d'autres techniques décomplexées, ce qui aide à composer un univers particulier, un univers agencé à travers des chemins tortueux ou de nombreuses influences se croisent, se gênent ou se mélangent. En tout cas, la virtuosité des deux instrumentistes est impressionnante, les phrases sinueuses et supersoniques de Stackenäs soutiennent un jeu très hétéroclite au saxophone qui peut aussi bien composer de longs flux polyphoniques, des swings lyriques, ainsi que des phrases rythmiques et/ou mélodiques. Une très grande importance est consacrée à l'exploration sonique des instruments, mais également à l'équilibre entre les différentes dynamiques construites la plupart du temps sur la texture même des sons. Un disque créatif et virtuose, mais aussi et surtout très intense et extrêmement dense, où talent rime avec originalité, malgré les influences claires, assumées et affichées des deux musiciens (comment ne pas penser à Evan Parker et Steve Lacy, tout comme à Derek Bailey et Neil Davidson?).

Tracklist: 01-Ull / 02-Wool / 03-Hemp / 04-Lin

Muris - 10 Pin Boring (2011)

Muris est le nom d'un autre duo de Neil Davidson (guitare préparée), accompagné ici par Liene Rozite (flûte), tous deux originaires de Glasgow. Cette fois encore, ce CD-R est autoproduit et indique sommairement le titre des deux pistes présentes ainsi que deux séries de neuf questions incongrues et surréalistes comme: "Who would you rather have sex with: Boulez or Stockhausen?", ou plus pragmatique, "When will it end?", etc.

Improvisation ou composition, telle n'est pas la question ici, même s'il semblerait que ces pièces soient écrites. En premier lieu, notons l'utilisation très généreuse du silence, si généreuse que les interventions musicales ont parfois l'air de ponctuations plus qu'autre chose. Un silence omniprésent qui structure l'espace, tandis que les instruments produisent du relief et de l'intensité. Les interventions sont souvent très simples, peu expansives, et peuvent se réduire à une longue note linéaire à la flûte, à quelques percussions sur le corps de la guitare, à de légers mouvements sonores mécaniques. Un dialogue marqué par la discrétion et la modestie, mais beaucoup plus riche qu'il n'y paraît, riche de timbres variés, principalement grâce aux préparations et aux techniques savantes de Neil Davidson, mais également grâce aux quelques techniques étendues utilisées par sa collaboratrice, et surtout à la subtilité avec laquelle elle varie les attaques. Une collaboration sensible et réservée qui sait manier l'espace et les énergies avec attention et avec économie, sans tomber dans un minimalisme primaire. Car si la structure de ces pièces laisse le silence agir, il le laisse surtout pénétrer les sons mêmes, chaque bruit paraît retenu et timide, comme s'il n'osait pas émerger du silence. Ce qui permet alors de créer un espace original où le silence est structuré et aménagé dans un design particulier, mais où le silence fait également partie des matériaux qui structurent l'espace sonore de ce duo. Ceci-dit, tout n'est pas retenu durant ces deux pièces, les drones motorisés de Davidson peuvent occuper un espace considérable, ils peuvent même saturer l'espace par leur violence, tout comme certaines attaques à la flûte et à la guitare peuvent vite apparaître comme agressives et produire ainsi des pics d'intensité, des pics qui forment des reliefs énergiques impressionnants au sein de cet univers sonique déjà très singulier. Car si l'univers sonore de ce duo n'est pas très rassurant et peut paraître parfois agressif ou violent, notamment à travers les timbres utilisés, il n'en reste pas moins très fortement marqué par un caractère plutôt méditatif et contemplatif. 10 pin boring est plutôt une œuvre poétique et narrative qui parvient à se mouvoir avec délicatesse à travers un territoire parfois hostile, mais aussi rassurant lorsqu'il est plongé dans le silence. Car oui, le silence est ici rassurant dans la mesure où si les sons paraissent peiner à en sortir, s'ils ne sortent qu'avec réserve et timidité, on s'imagine dès lors très facilement ce silence comme un cocon maternel et affectueux, comme le seul élément encore capable de nous protéger d'une quelconque agression, notamment sonore.

Ces deux pièces, qui n'en sont peut-être qu'une seule tellement elles se succèdent avec évidence et sans transition, traversent un paysage parfois escarpé et parfois rassurant, mais toujours poétique et avec un grand souci de la gestion de l'espace sonore, gestion qui s'opère d'ailleurs avec une grande sensibilité. Muris chemine à travers un territoire riche mais linéaire, singulier et intelligent. Du bon boulot.

Tracklist: 01-10 pin boring / 02-Something else

Sheriffs of Nothingness - A Summer's Night At The Crooked Forest (Sofa, 2011)

Sheriffs of Nothingness est un duo norvégien composé de deux violonistes: Kari Rønnekleiv et Ole Henrik Moe. La première est au violon, et le deuxième à l'alto, pour ces onze pièces en grande partie improvisées, même si tous les deux sont plutôt issus de la musique savante. Je ne dis pas qu'ils proviennent de ce milieu gratuitement, car aucun des deux ne tente d'effacer son bagage et chacun semble apporter de nombreux éléments issus de cette tradition, notamment la clarté et la précision des structures mais également une virtuosité peu commune.

A propos de la virtuosité, on s'étonnera facilement des contrastes entre ces onze "miniatures" (chaque pièce ne dépasse que rarement les cinq minutes), contrastes présents dans les attaques qui peuvent aussi bien être imperceptibles qu'extrêmement explosives, mais également dans le toucher qui passe sans transition d'un frottement délicat à un raclement agressif. Mais la virtuosité n'est pas qu'instrumentale, le sens de l'équilibre et la gestion structurale des tensions sont également impressionnants tant ils sont précis et intelligents. Des nappes extrêmement denses et riches sont brutalement interrompues par des ruptures, par des intensités aux antipodes, tandis que la microtonalité omniprésente tend à maintenir ou à exacerber les tensions; ou bien les cordes se parlent et divergent dans une polémique virulente et agressive, aux tonalités abrasives et bruitistes. Si on peut parfois être frustré par la courte durée des pièces, l'intensité de chacune et l'intelligence de sa structure rattrapent cette frustration la plupart du temps: car si une pièce prend fin, c'est qu'il n'y avait pas d'autres solutions - c'est du moins ce que duo laisse ressentir. Chaque rupture, chaque coda, chaque fin, autant que la linéarité de certaines pièces, son agressivité ou sa douceur, tous ces éléments paraissent toujours nécessaires, aucune autre issue, technique, ou composition, ne pourraient les remplacer.

Onze improvisations qui se concentrent principalement sur la texture des cordes et sur les dynamiques possibles de ces cordes, selon les timbres utilisés. Et ces textures surtout ont vraiment quelque chose d'inouïes et d'inattendues, sans doute grâce à l'origine de ces musiciens qui ont su apporter une touche de nouveauté dans le répertoire pourtant peu exploité du duo de violons. Des timbres surprenants, mais aussi des dynamiques extrêmement intenses et puissantes, extrêmes et souvent violentes, voire agressives, que ce duo norvégien a l'intelligence de rééquilibrer par des phases lentes et douces, délicates et subtiles. Un très bon début dans le monde de l'improvisation pour ces deux interprètes/compositeurs norvégiens.

Neil Davidson & Fritz Welch - With Lumps (2011)

De manière très artisanale, comme on peut facilement le voir, Neil Davidson (guitariste originaire de Glasgow) et son compagnon percussionniste Fritz Welch ont édité de leurs propres mains quatre pièces enregistrées en 2009. Quatre pièces, par le duo énigmatiquement nommé With Lumps, qui durent entre deux et vingt minutes. Durant quarante minutes, le duo écossais propose donc des agencements de textures et de timbres souvent abrasifs et corrosifs, cordes préparées, peaux et cymbales sont frottées et raclées par des objets et des instruments divers, ou caressées par des objets motorisés, ou traditionnellement pincées et frappées. Dès le départ, une nappe de sons indistincts et symbiotiques se forme en toute simplicité grâce à une écoute très sensible et à une connaissance intuitive de l'autre. La plupart du temps, ce n'est pas du tout aisé de savoir qui fait quoi, hormis lorsqu'un bol tibétain est frappé ou lorsqu'une corde est pincée normalement. En général, les sons se mélangent en une texture tendue, un peu agressive mais aussi méditative en quelque sorte. With Lumps a certes quelque chose de violent et d'extrême, autant au niveau des textures et des propriétés du son qu'au niveau de l'intensité, mais en même temps, il y a une forme de sensibilité et de délicatesse dans l'écoute et le respect de l'autre, surtout quant à ses potentialités soniques et énergiques. Un dialogue mûr et réfléchi, fait de techniques étendues et d'univers sonores variés et multiples. Le jeu de Welch n'est pas sans rappeler Lê Quan Ninh par exemple avec ses assemblages de frottements et de percussions de peaux à l'aide de cymbales et d'objets divers, tout comme Davidson n'est pas sans rappeler un étrange mélange du jeu "non-idiomatique" de Bailey, et des préparations bruitistes de Keith Rowe, sauf qu'il n'électrifie jamais sa guitare, ce qui n'est pas sans lui donner une touche beaucoup plus personnelle et singulière. Car le son de ce duo, malgré des influences reconnaissables, est tout de même véritablement original et est fortement empreint de liberté et de spontanéité, sans peur d'embrasser des modes ou des styles de jeux et de techniques. Ces quatre pièces sont certes très marquées par l'improvisation libre européenne, anglaise notamment, elles refusent toutes formes de tonalités ou de rythmes d'un côté, mais semblent néanmoins accepter leur héritage sans complexe et elles semblent également l'avoir intégré et personnalisé de manière singulière.

Improvisations extrêmes et radicales, sans compromis mais tolérantes envers leurs ascendants, souvent violentes et corrosives, mais également sensibles et contemplatives afin de maintenir une forme d'équilibre dans les différentes intensités. Un album plein d'énergie, une énergie brute à l'image de la pochette, une énergie peut-être primitive et sauvage, en tout cas vraiment puissante. Mais surtout, c'est la qualité et la singularité des textures qui étonnent, ces textures peut-être désagréable mais d'une si grande richesse, riches d'innovations mais également de symbioses. La spontanéité et la liberté de ces écossais peuvent alors nous déplacer sur des territoires soniques transversaux, des territoires situés dans les interstices de plusieurs traditions et approches du son magistralement réappropriés par ce très bon duo.

The Limbo Ensemble - Plebiscitu (Audiotong, 2011)

The Limbo Ensemble est un ensemble à géométrie variable en gravitation autour des collages/improvisations/compositions du souffleur multi-instrumentiste Paulo Chagas (clarinettes basse et sopranino, flûte, hautbois, saxophone soprano, field-recordings, électroniques et ondes sinusoïdales). Sur Plebiscitu, allons-y pour la liste, on peut retrouver Quincas Moreira et  Travis Johnson (violoncelle), Bruno Duplant (contrebasse), Paulo Duarte et Thomas Olsson (guitare électrique), Fernando Simões (trombone et objets), Massimo Magee (trompette) et Karl Waugh (violon et violon électrique).

Chaque pièce est interprétée par un quartet, à partir d'enregistrements solos. Chagas a ensuite travaillé à assembler ces séquences en véritables œuvres. Un travail impressionnant, car à la première écoute, il semble pourtant bel et bien que chaque participant pouvait écouter ses collaborateurs lors de l'enregistrement (on se laisse donc surprendre de la même manière que par le magnifique duo de Pisaro et Sugimoto). Chaque séquence est donc arrangée et travaillée de manière à créer une pièce cohérente et organique, harmonique en quelque sorte, et ce malgré les techniques et les instruments très différents de chaque musicien. Et pourtant, immédiatement, la cohésion est présente et se fait ressentir, à travers l'agencement de ces phrases parfois harmoniques, parfois rythmiques, comme des techniques étendues et des bruits divers présents ou ajoutés par Chagas. Cohésion qui se maintient à travers la diversité des huit pièces, chacune possédant sa propre ambiance et son propre univers, qu'il soit teinté par le free jazz, qu'il soit cinématographique et narratif ou à tendance abstraite. Les univers se mélangent et se confondent, pour n'en fonder plus qu'un, un univers stable envers et contre tout, un univers personnel et maintenu par la cohésion de Chagas, cohésion présente notamment dans ses choix comme dans les interventions qu'il rajoute à chaque pièce.

En tout cas, chaque personnalité apporte une touche précieuse et puissante, une touche à chaque fois unique et souvent virtuose. Les horizons s'élargissent pour former un espace plein, multiforme et unifié, fait de cordes, de souffles et de vents, de quelques percussions et de quelques notes électroniques ou électroacoustiques, fait de phrases tonales ou d'interventions bruitistes. Des collages intelligents et intéressants, surtout pour l'aspect très hétéroclite et éclaté, presque kaléïdoscopique, ainsi que pour le brouillage des frontières entre l'improvisation et la composition, l'intentionnalité et la spontanéité, forcément inégaux mais plein de bonnes surprises. Curieux, innovant, osé et créatif, pas mal du tout.

Ferran Fages, Robin Hayward, Nikos Veliotis - Tables and Stairs (Organized Music from Thessaloniki, 2011)

Autre trio autour du tubiste Robin Hayward, Tables and Stairs est une pièce de trente minutes publiée par le label grec Organized Music from Thessaloniki, avec aux côtés d'Hayward, Ferran Fages aux ondes sinusoïdales et Nikos Veliotis au violoncelle.  En apparence l'architecture est assez simple, de longues lignes électroniques et acoustiques s'enchevêtrent et se superposent, des lignes extrêmes: des infrabasses au tuba et à l'électronique aux sinewaves suraiguës en passant par un archet tout en tension et des ondes qui saturent l'espace. Mais plus ça va, plus les lignes se mélangent, comme sur la pochette, plus elles s'imbriquent jusqu'à former une nappe composée de sons indistincts. La connexion entre les trois musiciens est sensible et entière, chacun sait à tout moment comment se démarquer du son global ou comment se fondre dedans selon ses intentions, et aux autres alors de respecter et d'appuyer constamment cette volonté. Une multitude de sons surgissent de manière inattendue et surprenante, des sons originaux et singuliers que nous n'avons pas l'habitude d'entendre, pas à l'intérieur de cette atmosphère en tout cas. Car plus que l'architecture sonore et l'exploration timbrale, ce qui impressionne avant tout dans cette lente traversée est l'atmosphère proche de la paranoïa futuriste. Il y a comme un air de Philip K. Dick qui plane au-dessus de cette œuvre, tout autant que Radiohead, on aurait très bien pu imaginer ce trio assurer la bande originale de A Scanner Darkly. Une ambiance tendue, étrange, électrique et inquiétante, humaine et déshumanisée simultanément. Fages/Hayward/Veliotis organisent des sons continus et aux limites de la saturation à travers un temps parfaitement lisse et désubjectivé, Tables and Stairs ressemble alors à une musique quelque peu hallucinée mais surtout très envoutante pour l'auditeur, malgré l'extrême tension omniprésente dans ce design sonore. Il est très dur de lâcher prise, on veut connaître la suite envers et contre tout, malgré l'aspect trop tendu et extrême de cette nappe qui semble guidée par la haine et l'illusion. Œuvre extrême où le silence parvient néanmoins à trouver sa place durant la dernière partie, un silence qui détend l'atmosphère et permet à l'auditeur de se rendre compte que le musicien n'est pas atteint (ce dont on se rend parfaitement compte lorsqu'il joue seul notamment), mais qu'il a pu en véhiculer l'illusion uniquement grâce au précédent assemblage des sons. Dès lors, l'aliénation paraît être fondamentalement collective et sociale, le délire fût celui de la multitude, la société génère la folie. Mais l'individu pris dans son entièreté et sa créativité (qui est un travail également collectif, la création est aussi le travail de l'homme en général, et non d'individus) peut être sauvée, sa sensibilité est toujours intacte et préservée, l'espoir peut ainsi renaître...

Une pièce originale et riche, qui sait travailler des textures sonores originales en les manipulant avec attention, sensibilité et délicatesse, tout en maintenant une forme de tension extrême à travers le calme d'une nappe continue et linéaire.

Robin Hayward, Kristoffer Lo, Martin Taxt - Microtub (Sofa, 2011)


C'est déjà assez rare d'entendre du tuba, mais publier un trio de tuba est une initiative encore jamais osée à ma connaissance. On doit cette réunion improbable autour du grand tubiste Robin Hayward (ici au tuba microtonal, un tuba qu'il a personnellement fait fabriquer par un luthier pour continuer encore plus loin l'exploration sonique de ce cuivre) au label norvégien Sofa. Aux côtés d'Hayward donc, deux autres tubistes que je n'avais encore jamais entendu : Kristoffer Lo et Martin Taxt.

Microtub est en gros structuré en trois parties. La première est une nappe faite de sons continus, attaqués toujours de la même manière, et sur la même intensité. Une longue plage lisse et pachydermique où le temps s'étire et les sons se frottent et vibrent, ou bien se mêlent en des accords harmonieux. Durant dix minutes donc, les tensions se font dans des espaces interstitiels et microtonaux, les vibrations provenant des frottements physiques entre des sons qui ne peuvent ni ne veulent s'entremêler, des sons qui voudraient peut-être s'accorder pour n'en faire qu'un seul, mais qui n'arrivent qu'à se maintenir en se rejetant comme deux aimants.

Il reste alors encore vingt minutes de musique, vingt minutes qui vont explorer le tuba en tant que tel, et non plus l'interaction entre les cuivres. Toutes les possibilités et les potentialités sont ainsi découvertes durant cette deuxième partie : des basses abyssales et inquiétantes aux souffles et aux pistons, jusqu'au silence qui devient omniprésent comparé à son absence patente durant la première partie. L'atmosphère paraît se détendre mais est d'autant plus inquiétante qu'on ne sait jamais ce qui sortira de cet instrument improbable et méconnu. Le trio semble pouvoir aller toujours plus bas, dans des profondeurs insoupçonnées et inouïes, les basses sont toujours plus abyssales, profondes et puissantes. 

Les dix dernières minutes continuent de se déployer sur un terrain silencieux et délicat, avec quelques basses et quelques souffles. Mais surtout, ce sont les aigus qui apparaissent à ce moment, des aigus qui peinent à sortir et paraissent instables car contre-natures, des notes qui rappellent parfois le cor, des percées douloureuses et belles en même temps. Mais il ne faut pas s'y tromper, même si la nappe s'est défaite, l'interaction a toujours de l’importance et l'espace est géré par trois musiciens simultanément qui savent également laisser agir le silence, il y a toujours cette superposition de couches parfois harmoniques, parfois tendues par des micro-intervalles.

Microtub est une sorte de plongée en apnée dans des abysses soniques insoupçonnés et inouïs. Une œuvre magistrale explorant les potentialités du tuba, l'interaction entre ce cuivre et son frère microtonal, mais aussi entre les instruments et le silence. Microtub explore un terrain encore inconnu, du moins très méconnu, à savoir le timbre du tuba, mais également les phénomènes acoustiques microtonaux ; une exploration très singulière donc, profonde et extrêmement riche et dense. Recommandé !

Christoph Erb, Jim Baker, Michael Zerang (Veto/Exchange, 2011)

Exchange est une nouvelle sous-partie du label suisse Veto Records, et leur première publication réunit à Chicago le suisse Christoph Erb (clarinette basse et saxophone ténor) pour une résidence aux côtés de deux musiciens chicagoans, Jim Baker au piano et au synthétiseur analogique, et Michael Zerang aux percussions. Une belle rencontre placée sous les étoiles de l'improvisation libre européenne, d'un free jazz américain récemment épuré et d'un esprit aventureux sans complexe. L'univers de ce trio est innovant sans l'être en fait, si Baker fait parfois penser à Thomas Lehn dans ses moments les plus extravertis ou à Cecil Taylor pour ses mouvements dynamiques, le phrasé du saxophoniste suisse n'est pas sans rappeler non plus l'autre géant new-yorkais, Ellery Eskelin. En définitive, seul le percussionniste adopte un jeu véritablement hors norme fait d'instruments multiples qui s'enchainent les uns après les autres sans qu'on ait le temps de les reconnaitre, une succession de timbres qui colle au dynamiques du piano, ou qui génère peut-être les différentes dynamiques de ce trio. Ceci-dit, c'est dans les différentes énergies, les multiples ambiances, et grâce à la facilité déconcertante que chacun a de se mouvoir à l'intérieur de ses terrains interactifs que cet album est surprenant. Le dialogue navigue entre un primitivisme sauvage, une attention sereine à l'espace, au silence et à l'interaction, une construction mélodique savante et une recherche dynamique et sonore singulière. Le trio plonge parfois dans un de ces paramètres, ou n'en choisit qu'un seul qui devient dès lors exacerbé et véritablement puissant, ou touchant, c'est selon...

Un univers assez singulier qui, à ses meilleurs moments, nous plonge dans des terrains sauvages et primitifs extrêmement intenses et puissants; ou qui fait jouer une interaction toujours sensible et attentive mais pas forcément passionnante.En tout cas, chaque moment où l'intensité atteint des paroxysmes souvent impressionnants et vertigineux vaut largement le coup d'oreille. Un trio qui ne sort pas complètement des sentiers battus tout en les interprétant de manière personnelle et inégale, mais qui sait néanmoins créer des tensions puissantes et des timbres particuliers, aussi particuliers que les ambiances sauvages les plus réussies de cet album.

Tracklist: 1-Situr / 2-Opisthoproctidae / 3-Fesch / 4-Tauch / 5-Sakana / 6-Ogcocephalus / 7-Devon

Taku Unami & Takahiro Kawaguchi - Teatro Assente (Erstwhile, 2011)

Teatro Assente est une sorte d'objet sonore non-identifié, un objet qui a émergé de l'esprit peut-être un peu dérangé de deux musiciens japonais, ou de deux artistes sonores, Taku Unami et Takahiro Kawaguchi. Tout d'abord, ne me demandez surtout pas de cataloguer cette musique, je ne suis même pas sûr qu'il s'agisse réellement de musique; peut-être s'agit-il plus d'une forme de narration abstraite sonore, mais il y a tout de même un agencement des sons intentionnel. Partons donc du principe que c'est bien une forme de musique, même si beaucoup la qualifieront de cette étiquette étrange: la "non-musique". Dans tous les cas, la musique de ce duo nippon ne s'arrête surtout pas à une simple organisation des sons et à une gestion du temps, car Unami et Kawaguchi semblent avoir intégré deux autres paramètres extra-musicaux (extra-musicaux selon moi, car il sont depuis longtemps intégrés à d'autres formes de musique): la narration et la figuration.

Venons-en aux différents éléments sonores présents durant cette œuvre, concrètement, comment Unami et Kawaguchi remplissent la durée de ce disque et construisent une narration et des sortes d'icônes sonores abstraites? Il y a tout d'abord le titre de chacune des pièces qui est extrêmement évocateur et permet d'associer chaque son à une image ou à un évènement assez précis ("her cellphone rang while she was watching the blank screen of the theatre", "clockwork society transformed into tropical rain forest..."). A partir de là, de nombreux procédés sonores desservent cette narration étrange et escarpée: métronomes et objets mécanisés, vibreurs de téléphone, guitare électrique, cartes magnétiques, field-recordings, canettes, silences, etc. Chaque son figure ou narre quelque chose, aucun bruit ne paraît inutile, mais chaque son est également inattendu et surprenant: pourquoi cet hélicoptère à la fin du disque par exemple? et ce riff de guitare à tendance trash/black metal 20 minutes plus tôt? Le temps prend ici une dimension extrêmement particulière dans la mesure où le son est asservi bien plus à ce qu'il représente qu'à sa durée concrète et objective, ce qui nous plonge dans un sentiment d'intemporalité ou de temps radicalement étiré, tellement étiré qu'il ne paraît plus réel, tellement irréel qu'il ne paraît même plus existant, un temps inexistant autant au niveau de la réalité que de l'imagination.

Durant plus d'une heure, Unami et Kawaguchi nous plongent dans une atmosphère fantasmagorique et inquiétante, Teatro Assente peut ressembler à une sorte de conte glauque et abstrait, un conte surréaliste et immoral. Car l'univers sonore de ce duo est véritablement extérieur à toute norme et à toute mode, un univers franchement radical et extrême, tellement radical que ça en devient presque gênant. Car après plusieurs écoutes, je reste toujours aussi perplexe, impossible de savoir si j'aime cette musique ou non, je me demande même si ça a un sens de se poser cette question en fait, et je me demande surtout quel sens cela peut-il avoir d'écrire sur un disque aussi indescriptible, un disque dont l'écoute seule peut retranscrire l'ambiance si singulière et hors du commun. L'écoute de Teatro Assente est une expérience en soi, une expérience extrême qui demande une disponibilité et une attention complète, mais c'est aussi une expérience sensible qui tente de nous submerger dans une narration poétique et onirique.

En me relisant, je me rends compte du fossé entre mes mots et la musique de Kawaguchi et Unami, un fossé qui est peut-être l'essence de leur musique, cette musique qui produit une narration au-delà du langage, une musique presque ontologique qui pose l'existence d'une réalité en-deçà de sa réalité matérielle et discursive. Teatro Assente c'est peut-être cela, peut-être autre chose, comme une construction sonique abstraite guidée par un inconscient psychotique, c'est peut-être un peu des deux, en tout cas c'est assurément beaucoup d'autres choses essentielles et substantielles, car Unami et Kawaguchi ont su créer une sorte de monde complet en-dehors du langage, ce qui en soi est certainement une réussite, mais une réussite tellement inhabituelle que je ne sais toujours pas si je l'apprécie. Comme un chef d'œuvre inappréciable ou monstrueux, comme un plaisir insupportable ou malsain...

Tracklist: 01-She walked into a room, and found her absence. / 02-Her cellphone rang while she was watching the blank screen of the theatre. / 03-She entered the theater and took her seat. 5 times at the same time (beep on her appearance and disappearance). / 04-She left her seat and walked out. 5 times at the same time (beep on her appearance and disappearance). / 05-Knocking by anybody of nowhere (dub mix). / 06-Clockwork society transformed into tropical rain forest, however, nothing was changed. / 07-A metal object colored with green, after a while, with green and black. / 08-Teatro Assente.

Toshimaru Nakamura - Maruto (Erstwhile, 2011)

Deuxième disque de la série ErstSolo après The Room de Keith Rowe, maruto est un enregistrement du spécialiste de la table de mixage bouclée sur elle-même, Toshimaru Nakamura. Cette pièce unique de 45 minutes commence tout d'abord par des vagues de crépitements et de grésillements quelque peu stridents. Des imperfections qui paraissent cependant épurées, comme des échantillons électroniques précisément travaillés, découpés et étalonnés. Les sons produits par Nakamura sont étonnamment maîtrisés et contrôlés, il n'y aucune place pour le hasard, la concentration est totale et les intentions sont claires. Passées ces cinq minutes de crépitements, un drone apparaît, un drone qui ne nous quittera plus mais qui évoluera, jusqu'à son extinction. Car Nakamura a choisi une structure contraire à nos habitudes, la dynamique de ce morceau est une forme d'intensité décroissante, plus le temps passe, plus les sons tendent à s'évanouir et à se rapprocher du silence. Un silence qui est formellement absent, mais qui, d'un autre côté, semble agir comme un aimant, un silence qui tend à absorber le son sans jamais y parvenir, sauf à la fin du disque.

La sobriété de la pochette correspond très bien à la musique de Nakamura, car tout au long de maruto, on peut sentir ces cercles linéaires, parfaits et purs, mis en reliefs par des graphismes sonores inattendus, denses et intenses à la fois. Une ligne se dessine et décline, mais une multitude de sons surgissent de temps à autre, comme pour maintenir en vie ces drones qui voudraient s'éteindre. Le matériau sonore est brut comme à l'habitude de Nakamura, un matériau composé notamment d'imperfections électriques, de buzz et de câbles électriques pris au piège dans une table de mixage, mais cet aspect brut n'enlève rien à la délicatesse de la musique. Car maruto est une pièce extrêmement sensible, et cette sensibilité à l'exploration sonique, propre à Nakamura, déploie un paysage sonore serein et contemplatif tout en utilisant des sons plutôt caractérisés par des formes de tensions et d'oppressions. Cette forme de compromis et d'équilibre semble donc également orienter maruto, qui réussit merveilleusement à déployer un univers où la grande opposition musicale entre la tension et le repos trouve un point d'équilibre rationnel dans le rapport de force entre la durée (le temps est complètement étiré et linéaire) et les propriétés sonores de chaque bruit émis (tension, stridence).

Je ne sais pas vraiment si maruto est une suite de sons agonisants ou une contemplation sereine du (dis-)fonctionnement de la table de mixage. En tout cas, la simplicité et le calme des bruits qui se succèdent de manière espacée sont vraiment très beaux, touchants, et prenants. Nakamura a su déployer ici un univers original avec des sons simples structurés à l'encontre de toute attente. Le paysage sonore est réduit et intense d'un point de vue, mais également dense et calme, voire mourant, d'un autre point de vue. Et c'est l'opposition entre ces aspects qui permet à maruto de gérer la durée tout comme l'équilibre tension/repos d'une manière singulière et créative. Une perle pleine de beauté, de calme et de simplicité au sein d'un univers aventureux rempli d'assurance et d'intelligence. Recommandé!


Kiyoshi Mizutani & Kiyoharu Kuwayama - Interlude (Either/OAR, 2011)

Interlude est le résultat d'une collaboration par mail entre Kiyoshi Mizutani et Kiyoharu Kuwayama (Lethe), le premier aux larsens, et le second à l'électronique "fait maison". Le duo offre une musique étrange et inattendue, une musique calme et sereine faite de nappes, de drones, et de fréquences tenues longuement. Comme une sorte de noise tonale, une noise qui aurait trouvé ses repères et se complairait à l'intérieur de son cadre. Car la musique de ce duo n'est jamais agressive, elle est bien au contraire plutôt méditative et contemplative. Une musique où Lethe fait très attention aux propositions de Mizutani et tâche de ne jamais jouer contre lui, mais toujours avec, dans une sorte d'osmose complaisante et autosuffisante. Pendant une heure, le duo livre une suite de courtes pièces aux ambiances toujours différentes, aux sonorités statiques ou organiques, ultra basses ou très aiguës. Des univers qui changent à chaque fois de tonalités mais qui en même temps se ressemblent toujours, car on est à chaque fois dans une atmosphère caractérisée par l'étrangeté et l'altérité, chaque pièce forme en effet un univers surprenant, autre, et singulier; un univers auquel on n'est pas habitué et qui semble surgir de nulle part. Vagues de larsens et drones statiques participent à des atmosphères littéralement inouïes, renforcées par la distance qui a séparé les musiciens durant l'enregistrement.

10 pièces qui naviguent entre une planète industrielle et liquide, une planète régie avant tout par des sons autosuffisants, une planète où la lumière est dérisoire, car l'ambiance est souvent sombre et obscure, froide mais vivante. Que dire de plus, Interlude est surtout un album curieux pour les gens curieux d'expériences nouvelles, un disque assez accessible et pas trop extrême.

Barry Chabala & Anne Guthrie - Preston Hollow (Roeba, 2011)

Autant le dire tout de suite, Preston Hollow est un album magnifique! Une oeuvre délicate, sensible et pleine d'émotions, mais également créative et très aventureuse. Difficile de savoir quelle est la part de composition et d'improvisation durant cette pièce, mais qu'importe, la réunion de Barry Chabala (guitariste et compositeur proche de Wandelweiser) aux field-recordings, à l'électronique et à la guitare, et d'Anne Guthrie au cor, est une excellente réussite; une réussite directement publiée par le propre label de Chabala, Roeba.

Une seule pièce est jouée par ce duo, une pièce plutôt courte (35 minutes) mais véritablement intense. "Christmas Candlelight" est d'un certain point de vue une pièce linéaire, mais où plusieurs dynamiques se croisent et se superposent, puis se rencontrent et fusionnent. Tout d'abord, il y a un élément assez statique, les field-recordings répétitifs composés principalement de chants d'oiseaux. Et c'est sur cet environnement artificiel mais tout de même ancré dans une naturalité primaire que vient délicatement se superposer la délicate guitare de Chabala et le cor toujours aussi émouvant de Guthrie. La corniste déploie quelques phrases minimalistes tout au long de la pièce, des phrases d'une à trois notes tenues plus ou moins longuement où le rythme s'abolit dans des silences qui étirent le temps de manière merveilleuse et naturelle. Encore une fois, ce n'est ni froid ni austère, car les notes aux attaques volontairement déraillées et le jeu hésitant de Guthrie sont imprégnés de lyrisme, la puissance des émotions est alors proportionnelle à la retenue de son phrasé microtonal.

Mais l'intensité maximale est surtout atteinte lors des interactions entre le cor et l'électronique, lorsque Chabala forme des accords tonaux en harmonie avec les phrases de la corniste. Ces accords sont simples, évidents et naïfs, mais c'est certainement la durée qui s'est écoulée avant qu'il y ait véritablement eu un point de rencontre et de fusion qui leur confère autant d'intensité, de puissance et de pureté. Puissance qui avait d'ailleurs déjà été préparée par la rencontre de parasites électroniques ou de guitares préparées avec le jeu primal de Guthrie qui réduisait son cor à du souffle et des pistons à ce moment (une réduction des techniques qui lui permettait d'également de se rapprocher du chant primaire des oiseaux).

Magnifique dialogue électroacoustique qui propose un voyage poétique, délicat et extrêmement sensible. Un voyage à travers un territoire original qui mélange field-recordings, larsens, cor microtonal, bruits et tonalités, composition et improvisation. Une œuvre teintée par une mélancolie puissante et intense, d'une sensibilité à faire pleurer et d'une intelligence délicate et subtile dans sa simplicité. Hautement recommandé!

Lethe - Dry ice on steel tables (either/OAR, 2011)

J'ai déjà chroniqué Lethe, Kuwayama Kiyoharu de son vrai nom, pour ses deux incroyables duos en compagnie du saxophoniste Masayoshi Urabe. Dry ice on steel tables a également été enregistré en 2003 dans le même hangar abandonné sur le port de Nagoya. Pour qui a écouté les deux duos Kuwayama/Urabe parus chez Intransitive, difficile d'oublier ce vaste espace hautement résonnant. Ici, Lethe est seul, seul au milieu de quatre tables métalliques chauffées par une petite bougie, quatre surfaces sur lesquelles il frotte des pains de glace séchée. Comme d'habitude, tout est entièrement acoustique, il n'y a pas d'effets électroniques, et l'enregistrement n'est pas retravaillé au mastering ou au mixage.

Les performances de Lethe ne passent pas inaperçues, l'espace choisi pour ses qualités acoustiques possède toujours une sorte d'aura mystique ou magique propre à littéralement envouter les spectateurs/auditeurs. C'est peut-être pourquoi Frans de Waard se demande si cette performance ne peut pas être qualifiée ou apparentée à un rite. Personnellement, je n'y crois pas, d'une parce qu'un rite est essentiellement collectif et communautaire, et demande la participation de plusieurs personnes, mais surtout parce qu'il me semble que Lethe fait avant tout de la musique, qu'on peut certes qualifier de non-musique pour faciliter le catalogage, mais qui n'en reste pas moins une organisation sonore du temps, une mise en forme acoustique de la durée.

Pour cette performance, Lethe frotte un à un ses blocs de glace, un grincement surgit et vole et se répercute contre les parois gigantesques du bâtiment portuaire. Lethe possède ce talent qui consiste à créer un son et à donner l'impression que le son vit par lui-même immédiatement après sa production, chaque bruit est produit puis il est comme laissé à son sort déterminé par les propriétés physiques et acoustiques de l'espace résonnant. Mais le son ne vit pas vraiment par lui-même, car c'est toujours Lethe qui choisit bel et bien de le laisser résonner seul et de contempler son évolution à travers l'espace, ou bien de produire plusieurs sons simultanément qui se mélangent et en forment de nouveaux, de produire ces mélanges faits de grincements et de frottements, de résonances qui s'entremêlent, s'entrechoquent et s'évitent selon l'instant. 

En tout cas, cette manière de travailler la résonance est parfaitement adéquate à une mise en forme singulière de la durée, le mélange de nappes sonores et la succession de cris espacés par un silence qui n'en est pas un, un silence rempli de résonances fantomatiques et spectrales, cette structure propose une perception de la durée neuve et singulière, une perception déterminée autant par les caractéristiques spatiales du lieu d'enregistrement que par les caractéristiques acoustiques des sons produits et de l'espace de la performance. Une mise en forme du temps étrange et un timbre unique, puissant, épais et éthéré en même temps, oppressant et évanescent. Car oui, les sons produits par Lethe ne ressemblent évidemment à rien de connu, et même si on pouvait les reconnaitre, cette reconnaissance serait faussée par l'espace au sein duquel ils sont produits. Une performance toujours aussi spectaculaire et originale, où l'extrême sensibilité acoustique permet l'émergence d'une musique extrême et radicale, radicale dans sa forme et extrême dans sa délicatesse. Dry ice on steel tables forme ainsi un long poème acoustique et spatial, une poésie qui résulte encore une fois de l'interdépendance entre l'espace et l'acoustique, car Lethe nous dit encore une fois que si l'espace met en forme le son, l'acoustique peut également rendre présent l'espace, ainsi que la durée.

Daunik Lazro, Benjamin Duboc, Didier Lasserre - Pourtant les cimes des arbres (Dark Tree, 2011)

Dark Tree est un nouveau label français qui, pour sa première publication, a très bien su choisir ses musiciens. Entendre Lazro, Duboc et Lasserre en même temps que les deux premiers publient un solo chez Ayler tombe à point, c'est en effet l'occasion de découvrir une nouvelle facette de ces musiciens, et pas la plus inintéressante. Inspirées d'un haïku du célèbre poète japonais Basho, ces quatre pièces, bien qu'ancrées dans le free jazz, tentent néanmoins d'aller plus loin et d'explorer de nouveaux horizons.

Si la formation instrumentale est classique, les modes de jeux et les structures le sont beaucoup moins. D'une part, la batterie est réduite aux seules cymbales et à la caisse claire, et le jeu est donc plus linéaire que percussif, plus timbrale que rythmique, et il en va de même pour la contrebasse qui n'assure ni fonction harmonique ni fonction rythmique avec ses sons continus et son archet lyrique. Quant à Lazro, les phrases qu'il développe déploient plus des qualités sonores et énergiques que mélodiques. Il y a donc de nombreux sons continus et linéaires, l'espace n'est que rarement saturé et l'interaction est à tendance symbiotique, mais on retrouve également des moments complètement free où chacun se lance des petites phrases très énergiques sans les développer, où la spontanéité reprend le dessus. Il y a en fait des variations d'intensités et de dynamiques énormes, de la nappe la plus sereine où chacun est en osmose, aux phrases agressives, criardes et puissantes. Le son du trio ne rappelle pas quelqu'un en particulier, mais les structures et le jeu sur les énergies peut tout de même rappeler le trio de Cecil Taylor durant les années 60 et 70, toutes ces pièces où les mouvements de dynamismes et d'intensités guident la structure et la forme de l'improvisation. D'ailleurs, même si ces quatre pièces font souvent appel à l'improvisation et à la spontanéité, les structures semblent écrites et les mouvements prémédités. Mais quelque soit le type d'improvisation (mélodique, libre, timbrale) à l’œuvre, l'interaction entre les trois instrumentistes marche très bien et les formes nouvelles rafraichissent cette tradition qui commence parfois à s'épuiser.

Quatre pièces de free jazz qui tentent de dépasser ce genre en réinventant des formes et en exploitant de nouvelles techniques musicales. Pour sa première référence, Dark Tree a fait assez fort en publiant ce trio aventureux et rafraichissant, libre et intelligent. Car Pourtant les cimes des arbres propose un free jazz créatif, original, sûr de lui, et virtuose; un album aussi plein de délicatesse et de sensibilité, où le fil narratif plonge le trio dans des territoires sinueux et magnifiques, escarpés et poétiques.

Tracklist: 01-Une lune vive / 02-Pourtant / 03-Les cimes des arbres / 04-Retiennent la pluie

The Imaginary Soundscapes - A way out by knowing smile (Ruptured, 2011)

The Imaginary Soundscapes regroupe deux musiciens français, deux instrumentistes qui ne recourent qu'à l'électronique sur ce projet: Frédéric Nogray et Stéphane Rives. A way out by knowing smile est composé de deux pièces publiées par Ruptured, un label libanais spécialisé dans les musiques expérimentales produites au Liban, où vit Stéphane Rives depuis maintenant plusieurs années. Pour ce projet, ce dernier utilise des extraits de ses précédents disques ainsi que des field-recordings quotidiens qu'il mixe et retravaille; quant à Nogray, il  travaille principalement avec des pédales d'effets.

Qu'est-ce que ces territoires imaginaires? La première pièce, Low, se base sur un drone profond et abyssal sur lequel s'ajoutent des interventions parasitaires comme des larsens, des ondes sinusoïdales, des interférences, etc. Un voyage pas toujours très rassurant, où l'ambiance très figurative et narrative évoque soit une invasion d'insectes robotisés, soit un territoire post-apocalyptique dévasté où la vie tente de reprendre cours. Une musique sombre et oppressante, parfois glauque et terrifiante, mais qui n'en reste pas moins d'une richesse et d'une profondeur époustouflantes. Les sons sont très bien développés et se mélangent de manière souvent symbiotique, le mouvement semble logique et cohérent, à travers cette forme linéaire qui permet le déploiement intégral d'un univers certainement très sombre, mais surtout très original. La nappe sonore créée par les deux musiciens ne ressemblent pas à grand chose, un composé hétéroclite de saxophones, d'hélicoptères, de parasites (électroniques qui rappellent les insectes). Progressivement, la nappe se complexifie et une multitude de sons émergent et remplissent l'espace, jusqu'à un climax intense et émouvant. Puis la tension redescend calmement, l'atmosphère se dégage, et la possibilité d'un retour à la normale semble émerger...

La seconde partie du disque, High, commence sur des hauteurs stridentes et mouvantes, proches du soprano de Rives, mais plus éthérées, moins métalliques. Différentes ondes sonores se rapprochent et se frottent, tandis qu'un drone circulaire fait surface. Comme dans la première partie, interférences et bourdon s'opposent et se soutiennent, chacun permettant le déploiement total de la sonorité de l'autre. Une sorte d'expérience physique du son, d'expérimentation délicate de phénomènes acoustiques étrangers à la musique mais qui deviennent tout de même de la musique par le biais de la mise en forme de ces projections sonores. L'atmosphère est toujours assez sombre, mais moins oppressante car moins chargée, comme si la lumière avait pu percer un brouillard électronique massif et menaçant. Peut-être plus apaisée, cette pièce conserve néanmoins les caractéristiques inquiétantes du premier enregistrement, l'ambiance est encore lourde et effrayante, comme la BO d'un film cyber-punk apocalyptique. Car par-dessus un drone assez harmonieux, différents éléments parasitaires, métalliques, électroniques, se frottent et deviennent facilement angoissant, stridents, et inquiétants. Et encore, même le drone finit par devenir inquiétant, et oppressant. Ceci-dit, l'espace est quand même plus ouvert et le temps plus dilaté, ce territoire imaginaire semble pouvoir plus facilement accueillir un auditeur, il y a même des repères acoustiques qui nous sont offerts comme des notes lointaines d'instruments connus, des fragments de mélodies fantomatiques, etc.

Pour ce premier disque du récent projet de Nogray et Rives, The Imaginary Soundscapes propose deux pièces intenses et denses, aux timbres profonds et originaux. Mais c'est surtout l'atmosphère obtenue par l'interaction magique des deux plasticiens sonores qui est singulière et prenante. Une atmosphère souvent sombre et pesante, mais tout de même complètement envoutante et ensorcelante. En attente d'aussi bonnes surprises de ce duo, A way out by knowing smile est vraiment à écouter.

Abdul Moimême & Ricardo Guerreiro - Khettahu (Creative Sources, 2011)

Très étrange collaboration entre le guitariste portugais Abdul Moimême et le compositeur électroacoustique Ricardo Guerreiro. Sur Khettahu, publié par Creative Sources, Guerreiro utilise une plateforme informatique qui modifie en temps réel les deux guitares préparées d'Abdul Moimême, dès lors, la frontière se brouille entre le temps présent et le temps écoulé, entre l'improvisation et la composition. Car, comme c'est indiqué dans les notes, les deux musiciens se connaissent très bien et sont habitués à jouer ensemble, ils peuvent par conséquent préméditer ce qu'ils feront. Mais ces sept pistes enregistrées en studio se réclament tout de même de l'improvisation, la forme musicale est sensée être l’œuvre de la "spontanéité" et de "l'intuition". Où est la part de spontanéité dans cette connaissance intuitive peut-être, mais qui permet une organisation rationnelle des sons? Spontanéité et préméditation brouillent les pistes et font de cette musique un voyage où l'auditeur est emporté par des flots sans savoir dans quelle eau il nage, ou tente de nager.

Il y a les guitares d'Abdul Moimême à l'origine, guitares étranges aux sonorités industrielles, sereines, espacées, métalliques, puis à travers les modifications opérées par la plateforme numérique de Guerreiro, les sons prennent une autre dimension, remplissent et forment un espace sonore nouveau et étranger. A travers le travail de Guerreiro, les sonorités d'Abdul Moimême acquièrent une ampleur surprenante et extravertie. Il y a un décalage nécessaire entre la source sonore déjà entendue et la création de Guerreiro, décalage qui perd la musique dans un espace-temps paradoxal où le temps passé forme le temps présent. De plus, au niveau purement sonore, en-deçà des procédés de création musicale, les sons (co-)produits par l'électronique ne ressemblent à rien, paraissent parvenir d'une autre planète, une planète où l'espace et le temps seraient abolis d'une part, mais où l'attraction s'évanouirait; car les sons flottent, nagent, brillent, et se répercutent contre les sources d'Abdul Moimême qui forment le futur pour eux, car la guitare est toujours contemporaine d'un signal modifié déjà écoulé.

Le voyage est vraiment original certes, et le procédé pose des questions intéressantes, mais je ne pourrais pas dire que j'aime cette musique. Les pièces ont toutes leur intérêt formel et sonore, mais l'étrangeté et l'aspect extraterrestre donnent surtout l'impression et la sensation de se perdre. D'un côté, je pense qu'il suffit d'accorder toute sa confiance aux musiciens et de se laisser guider à l'intérieur de ce vaste univers méconnu pour en apprécier toutes ses subtilités, seulement, je crois aussi que l'auditeur devrait pouvoir se guider par lui-même, et il serait beaucoup plus facile dès lors d'apprécier réellement cette musique radicalement étrange et autre. Un univers sonore très original et singulier peut-être, mais pas dénué de longueurs... A écouter par curiosité surtout.

Tracklist: 01-#26 / 02-#34 / 03-#30 / 04-#29.1 / 05-#29.2 / 06-#29.3 / 07-#36

Keith Rowe - Concentration Of The Stare (Bottrop-Boy, 2011)

La chapelle Rothko à Houston est un bâtiment octogonal où sont exposés en permanence 14 des derniers tableaux du célèbre peintre souvent catégorisé (contre sa volonté) comme "expressionniste abstrait". Les œuvres ressemblent à de grands panneaux monochromes ou à des triptyques d'aplats noirs nuancés. Haut lieu de l'art contemporain, cette structure a l'habitude de recevoir de nombreux artistes et musiciens, parmi lesquels on a récemment pu voir Mural, mais également Keith Rowe, dont la performance saisie en 2007 donna lieu à ce Concentration of the stare.

J'ai rapidement présenté le lieu d'enregistrement car il me semble être de première importance dans ce concert. A la première écoute, j'ai tout d'abord eu l'impression que M. Rowe entamait une phase dépressive, tant cette musique me paraissait sombre et les nappes qui l'a composaient, froides et hivernales. Puis je me suis rappelé que les panneaux extrêmement sombres, toujours très proches du noir, qui ornent la chapelle Rothko, ont été peints très peu de temps avant son suicide; la chapelle expose en effet les dernières œuvres de l'artiste américain, celles où il abandonne progressivement la couleur au moment même où la vie semble le quitter. Au milieu de ces œuvres méditatives et intensément mélancoliques, Keith Rowe compose un drone évolutif et en plusieurs parties, muni de son éternelle guitare préparée sur table, de sa radio et d'électroniques. Durant la pièce, la guitare se rapproche du tampura indien et le drone, proche d'un bourdon harmonique, s'apparente alors à une sorte de râga minimaliste et électronique, une sorte de râga abstrait. Au fil du temps, ce drone prend plusieurs couleurs abstraites qui n'en sont pas réellement, comme Rothko, Keith Rowe semble surtout naviguer sur des teintes qui vont du grisâtre au noir; et ses drones répondent totalement aux aplats sombres du peintre. Ainsi, l'interaction et le dialogue entre peinture et musique notamment au niveau des correspondances formelles ainsi qu'au niveau de la relation timbre sonore-couleur plastique, tout ce jeu de relations interdisciplinaires rendent cette pièce véritablement intense et émouvante, puissante et profonde.

De plus, par-dessus ces nappes statiques et linéaires, le guitariste anglais ajoute de nombreux éléments qui forment une nouvelle strate faisant vivre et évoluer la pièce: interférences et signaux électriques, buzz de l'ampli, fréquences sinusoïdales et radios se greffent en surimpression sur les différents tableaux qui acquièrent ainsi relief, profondeur et densité. Opposés à la linéarité du drone, cette seconde couche ne cesse d'évoluer et d'interagir avec le reste. Ces sortes d'ornements créent du volume et un espace singulier, ils creusent le drone et le sculptent, comme si le drone était un bloc de marbre auquel ces différentes fréquences et interférences donneraient forme. Durant cette pièce, Keith Rowe construit et sculpte un espace particulier, un espace simple marqué par une apparente linéarité, mais au sein duquel surgissent constamment divers détails aussi ornementaux qu'essentiels. Comme Rothko, Rowe a su créer un paysage sonore imaginaire, abstrait d'une certaine manière, mais surtout vivant et organique, peut-être pas narratif mais très sensible et mélancolique, sombre et délicat. Recommandé!

Christian Munthe & Christine Sehnaoui - Yardangs (Mandorla, 2011)

Yardangs, publié par le label mexicain Mandorla, réunit huit improvisations assez courtes du guitariste suédois Christian Munthe et de la saxophoniste franco-libanaise Christine Sehnaoui Abdelnour. Huit pièces qui ne sont pas sans évoquer le duo Derek Bailey/Evan Parker (je pense notamment à London Concert); car d'un côté le jeu de Munthe semble constamment fuir et s'opposer à toutes formes d'idiomes (hormis bien évidemment l'improvisation libre non-idiomatique) pour ne se concentrer que sur des caractéristiques dynamiques et timbrales. C'est plutôt périlleux et réducteur de comparer deux instrumentistes, mais la guitare acoustique de Munthe semble vraiment issue de cette lignée avec son jeu piqué atonal, arythmique et parfois désaccordé, quand l'instrument n'est pas traité comme un pur objet sonore, avec des objets divers. Continuons les parallèles maintenant que je suis parti: la construction et la structure de ces pièces peut également paraître proche des premières aventures picturales abstraites, de Kandinsky par exemple mais également de certains cubistes. Sur un aplat de silence, Munthe et Sehnaoui dessinent des lignes, des points et des figures qui se succèdent, s'opposent et s'imbriquent pour créer des dynamismes soniques. Car d'un autre côté, le jeu de Sehnaoui est éminemment dynamique, tel celui d'Evan Parker ai-je envie de dire, on peut retrouver chez les deux saxophonistes cette volonté de créer des formes énergiques et des mouvements dynamiques singuliers à partir de techniques étendues personnelles. Seulement, les moyens sont complètement différents et les sonorités ne se ressemblent en rien. En une dizaine d'années, cette saxophoniste a développé un vocabulaire musical absolument personnel, un langage de techniques radicalement étendues qui parvient à faire vibrer et résonner chaque partie du saxophone, jusque dans ses infimes recoins. Souffles, harmoniques, slaps, multiphoniques, et de multiples techniques propres à Sehnaoui où chacune des précédentes techniques se mélangent, forment donc des lignes et des figures dynamiques très denses, mais aussi intenses et virtuoses. Et à Munthe de répondre de son côté à ces timbres denses en constant changement. Si la fusion sonore est cependant impossible, il faut alors jouer sur la symbiose au niveau dynamique ou énergique, et tous les deux parviennent ainsi à se soutenir, à s'étayer et à s'épauler. Des cellules rythmiques permettent le déploiement d'une ligne, un souffle laisse émerger un brouillard de cordes, des phrases utilisant la totalité de l'ambitus se questionnent, se répondent, se composent, se décomposent et se recomposent dans un système nodal complexe mais spontané, parfois même hasardeux ou aléatoire.

Huit improvisations denses et intenses, personnelles voire intimes, où chacun témoigne d'une grande attention et d'une grande sensibilité à l'autre, sans jamais se fondre non plus complètement dans la sonorité de son partenaire. Pas mal du tout.

Tracklist: 01-Micro: Shale / 02-Meso: Silstone / 03-Meso: Silstone / 04-Macro: Sandstone / 05-Maro: Gneiss / 06-Micro: Limestone / 07-Meso: Schist / 08-Meso: Shale