James Saunders - Divisions that could be autonomous but that comprise the whole (Another Timbre, 2011)

Aux premières écoutes, je me disais tout d'abord que je chroniquerai chaque pièce une par une, dans la mesure où elles diffèrent de par les instruments et les objets utilisés, ainsi que par les interprètes de cette étrange composition radicalement minimaliste. Ensuite, je me suis dit que les notes de Saunders pour le CD (disponibles ici, après l'interview) suffisaient à décrire chaque environnement et qu'il serait certainement préférable de plutôt aborder ce qui les rapproche les unes des autres. Tout de même, quelques mots sur les surprenantes pièces présentées ici: des tasses de café frottées sur différentes surfaces, des radios confrontées à du bois frotté à l'archet, des harmoniques de piano mélangées à des harmonicas, etc. Tout ceci interprété par quelques talentueux musiciens connus des mouvements réductionnistes et minimalistes: Philip Thomas, Stephen Chase, James Saunders lui-même, Tim Parkinson, Rhodri Davies, etc.

Bien, la question étant maintenant de savoir ce qui permet de justifier le rassemblement de ces différentes pièces en un seul CD, de savoir si ces pièces sont comme plusieurs mouvements d’une seule œuvre. La première chose qui frappe est l’intensité très faible de l’ensemble de ces pièces, tous les instruments et les objets sont abordés et utilisés avec une délicatesse presque maniérée, avec une attention et une prévention débordantes comme si le son détenait des potentialités catastrophiques ou meurtrières imprévisibles. Du coup, il faut savoir que ce disque doit être joué assez fort, de préférence à l’aide d’écouteurs afin de réellement pouvoir  tout percevoir sans gênes extérieures. L’attention au timbre est sans aucun doute le second point commun de ces six pièces, plus que par la structure ou l’écriture, Saunders semble avant tout être intéressé par les propriétés physiques et les caractéristiques plastiques et texturales du son, ce pourquoi on peut entendre l’interaction de tasses frottées sur différentes matières, ou l’interaction de différents matériaux. Car les instruments sont très peu utilisés en tant que tel, les techniques étendues abondent et l’intérêt semble porté principalement sur la matière même des instruments, matière susceptible de produire un son, musical ou non, ce qui importe peu apparemment. Cet intérêt pour la matière productrice de sons fait que les instruments ne sont pas différenciés de l’ensemble des objets utilisés pour les propriétés sonores de leur matière, tels les bois, les métaux, les briques, les radios et les tasses.

Toutes les pièces déploient ainsi un univers intimiste et infini, très sensible et délicat où le soin apporté à la production du son paraît immense et personnel. De longues nappes absolument lisses ou des interventions sporadiques et calmes entrecoupées de longs silences forment toujours une musique pleine de quiétude, d’étrangeté et d’irréalité. Cependant, hormis la pièce interprétée par Rhodri Davies où l’archet frotte une harpe ornée de dix objets différents, je dois dire que l’enthousiasme n’était pas beaucoup de la partie lors des différentes écoutes. D’une part, c’est difficile de trouver le moment adéquat à une écoute aussi exigeante, et d’autre part, l’approche du son, dans son minimalisme et son réductionnisme radicaux, m’a semblé trop froide et austère, voire hermétique, notamment du fait de l’absence de reliefs et surtout du volume trop bas de ces pièces. Après, on peut facilement trouver de nombreux intérêts à ces six pièces qui développent toutes un univers absolument hors du commun et toujours assez riche en sonorités singulières, et en interactions originales et inouïes. Mais personnellement, l’absence d’émotions et l’impossibilité récurrente de ressentir quoique ce soit ont souvent gêné mon appréciation de cette œuvre, et la richesse des matériaux sonores autant que le talent indéniable des interprètes n’ont pas su contrebalancer ce manque de sensations.

Tracklist: 01-Imperfections on the surface are occasionally apparent / 02-Part of it may also be something else / 03-Components derive their value solely through their assigned context / 04-Materials vary greatly and are simply materials / 05-Although it may appear to vary by the way in which units are joined / 06-Any one part can replace any other part

Tierce - Caisson (Another Timbre, 2011)

Tierce est un trio international qui réunit depuis 2007 plusieurs figures de la musique électroacoustique: Jez Riley French tout d'abord (électronique, objets, field-recordings, cithare, micro-contacts, etc.), Daniel Jones aux platines et à l'électronique, et enfin, Ivan Palacký (machine à tricoter amplifiée... oui vous avez bien lu). La performance qui a donné lieu à la publication de l'album Caisson est une unique pièce d'une heure issue d'un concert enregistré dans une galerie d'art à Hull en novembre 2010.

Imaginons un caisson donc, où une caisse, assez grande, n'importe laquelle, le plus important étant l'espace qu'elle contient, et non sa fonction. Car l'espace paraît essentiel pour nos trois musiciens: la musique électroacoustique proposée ici forme comme une sorte de design sonore, où le son individualise l'espace en le remplissant. Quels sons d'ailleurs? Difficile à dire, ça navigue constamment entre le bricolage électronique, des enregistrements de toutes sortes (cloches, fonds sonores discursifs, oiseaux, etc.), des bruits étranges méconnaissables, et ce tout se mélange et se fond en une seule nappe fluctuante et mouvante, légère et corrosive, agressive et calme. Aucune hiérarchie n'est établie entre les différentes sources sonores, elles sont toutes au service d'une seule strate. Et cette strate habille dans le temps un espace qui se crée en même temps qu'il est habité par la musique. 

Bien sûr, il y a une certaine forme d'exploration sonore à l’œuvre durant Caisson, les trois musiciens parcourent chacun un univers sonore qui lui est strictement personnel, mais le timbre ne semble pas être leur première préoccupation. Chacun semble bien plutôt intéressé par les propriétés et les caractéristiques spatiales des sons: comment tel bruit va-t-il emplir l'espace, comment l'écoute de tel autre son va-t-il faire percevoir l'environnement spatial? Caisson joue avant tout sur la perception (la "micro-listening" dirait Jez Riley French dans son interview pour another timbre), le trio joue sur les possibilités de modifier notre perception (auditive en un sens, mais aussi visuelle, et pourquoi olfactive et gustative, ou même proprioceptive) par le biais d'une écoute attentive qui évolue dans un environnement global dont l'objectivité et la solidité sont remises en cause ici.


Cependant, en elle-même, malgré le calme qui la caractérise, cette musique est plutôt tendue, certainement à cause de l'évolution et des fluctuations incessantes, comme si toute forme de dynamique statique était redoutée, mais également à cause du caractère souvent abrasif des sons utilisés, ainsi que par le remplissage progressif mais apparemment inéluctable de l'espace. Un espace qui se remplit, mais pas seulement par des sons, le silence prend aussi une place prépondérante au fur et à mesure de cette pièce, un silence tellement présent qu'il devient l'égal des sons avec qui il dialogue. Des silences d'une consistance effrayante et pesante. Une musique surtout pas statique ni linéaire qui évolue sur des terrains instables et souples, à travers des espaces parfois saturés de bruits, ou bien de silences, mais aussi sur des territoires aérés et propres à la méditation ou à la contemplation. Une approche qui flirte avec l'infini (du temps comme de l'espace), si calme et posée qu'aucune barrière ne semble pouvoir mettre fin à cet univers.


Je n'ai pas écouté le premier album de Tierce publié sur le label de Jez Riley French, mais Caisson, malgré ses difficultés d'approche de par l'attention énorme qu'il requiert, permet un voyage micro-sensoriel très singulier à travers un espace complètement investi et personnellement agencé par les musiciens. L'approche du son et la démarche "intuitive" sont radicales, ce qui donne une musique extrêmement bizarre, inattendue et inouïe, mais une fois surmontées les réticences culturelles, Caisson possède la faculté d'emmener l'auditeur à l'intérieur d'espaces fantastiques, où les catégories kantiennes de perception s'annihilent en même temps qu'elles s'exacerbent. Une musique surnaturelle qui semble permettre l'épanouissement, l'ouverture et la maturation autant de la perception que des choses perçues (notamment le son, l'espace et et le temps).

Jonas Kocher & Michel Doneda - Action Mécanique (Flexion, 2011)

Enregistrée deux ans plus tôt lors d'une tournée européenne, Action mécanique est issue d'un seul concert à Sofia. Pour le premier disque de son nouveau label, Jonas Kocher (accordéon, objets) improvise aux côtés de Michel Doneda (saxophones soprano et sopranino) avec qui il avait déjà enregistré un très bon trio: ///grape skin (publié par another timbre et chroniqué ici).

Tout au long de cette unique pièce, l'heure est au calme et à la quiétude, malgré des accords dissonants et des harmoniques multiphoniques. Le souffle de Doneda se mêle à celui du soufflet, les clés et les plateaux des saxophones se noient dans le clavier et les touches, de longues notes se soutiennent et se maintiennent hors du temps. Lentement, l'intensité monte, la tension apparaît, jusqu'à ce qu'au milieu de la pièce, tout explose. A ce moment, le duo atteint une puissance au seuil de l'intolérable, mais une puissance nécessaire, la force libérée devait obligatoirement voir le jour et c'est elle qui donne sens à tout le reste de la pièce. Car les expérimentations qui la succèdent et la précèdent prennent leur sens dans ce sommet, elles le préparaient. Quelques minutes suffisent, tout se joue ici et explique les quarante autres minutes d'accalmie, car pour arriver au sommet, il est nécessaire de grimper, et étant donné qu'on ne peut y rester, il faut forcément en redescendre, revenir à la réalité, une réalité plus méditative, moins tendue, plus sereine.

La structure est simple, on monte et on descend, mais ce n'en est pas pour autant une pièce pauvre. Toute la richesse réside dans l'écoute très sensible du partenaire, dans les interactions très proches des sons qui s'entremêlent et se déploient les uns dans les autres. L'attention aux textures est extrêmement intense et les paysages sonores sont créés et explorés avec un détachement mystique, une sérénité méditative et un calme contemplatif. La simplicité de la structure permet aux deux virtuoses de se concentrer pleinement sur les timbres eux-mêmes et d'exploiter des territoires sonores uniques et variés, dans une progression linéaire où le milieu de la pièce paraît exercer une force centrifuge autour de laquelle gravite des trajectoires soniques curvilignes. C'est structure permet également une gestion de l'espace assez riche: où le silence a sa place tout comme ces sons extrêmement faibles qui aiguisent la perception, mais où l'espace peut également être saturé de sons et atteindre une consistance oppressante.

Simple et sereine, cette progression vers un point précis culminant se fait en toute quiétude en passant par des des territoires vierges et uniques. L'exploration de l'interaction forme des univers inouïs, des univers intenses, puissants et précis. L'action mécanique est peut-être cet effet centrifuge du centre autour duquel tout gravite, ce passage aussi court qu'intense, d'une force presque surhumaine mais tellement cohérente et pleine de sens. Recommandé!

Leonel Kaplan, Diego Chamy, Ivar Grydeland, Axel Dörner - Portraits 2004 (Audition Records, 2011)

Pour cet album, deux sessions enregistrées en 2004, deux trios autour de Leonel Kaplan. Le premier trio est composé de Leonel Kaplan à la trompette, Diego Chamy aux percussions et Ivar Grydeland à l'électronique et au banjo, et a été enregistré live en Argentine. La deuxième session réunit Dörner et Kaplan toujours à la trompette, aux côtés de Chamy aux percussions encore, et provient d'un concert enregistré en France. Deux performances respectivement de 20 et 30 minutes, où se succèdent des explorations sonores électroacoustiques et acoustiques puissantes et abyssales.

La première piste est certainement la plus singulière des deux, l'exploration sonore atteint des profondeurs vertigineuses et l'interaction entre chacun est extrêmement intense. Cette pièce est principalement constituée de strates qui se superposent les unes en réponses des autres. Des strates qui sont comme de courtes vagues, des nappes qui apparaissent aussi vite qu'elles laissent place aux suivantes. Chaque idée est cependant pleinement déployée avant d'être enchainée par une autre, et elles acquièrent toutes une intensité très dynamique grâce à la collaboration de chacun qui approfondit systématiquement les textures de ses deux partenaires. Car chacun sait répondre de manière à vraiment déployer l'idée de ses partenaires, et ces multiples déploiements aboutissent à un univers hétérogène mais unifié. Mais c'est surtout les strates en elles-mêmes qui sont profondément originales: entre les expérimentations électroacoustiques de Grydeland (radios, fréquences), les bourdons percussifs de Chamy (peaux frottées, cymbales martelées) et les explorations abyssales de la trompette de Kaplan (comment peut-on jouer de manière si grave et rauque? comment le souffle peut-il être si puissant?), l'interaction de ces trois mondes forment un univers hors du commun, aussi profond que puissant, aussi intense que varié. Un univers où les reliefs sont d'une richesse surprenante, reliefs dans l'intensité comme dans le timbre, où l'exploration sonique atteint des hauteurs vertigineuses ou des profondeurs abyssales. Un très bel exemple de musique improvisée électroacoustique façon artisanale et intelligente.

La seconde pièce, entièrement acoustique cette fois, est beaucoup plus linéaire. Les souffles de Kaplan et Dörner s'entremêlent, se croisent et se mélangent par dessus une sorte de drone sur des peaux frottées très basses. Lentement, quelques notes sporadiques émergent et se transforment en nappes statiques et continues. De la même manière que dans la précédente pièce, des strates sonores se superposent ou s'entremêlent, se soutiennent ou dialoguent. Un mélange de notes continues, de sortes de flatterzunge et de courtes phrases agressives, de techniques étendues riches et variées contribue à cette musique synergique qui s'intensifie de manière assez progressive et minimale, mais avec force et assurance. Une performance peut-être moins variée et plus linéaire, mais l'interaction paraît plus réussie dans la mesure où la symbiose et toutes les connections semblent mieux établies, les réponses plus proches et personnelles, mieux adaptées aux potentialités de chacun. Il y a quelque chose de plus homogène et de plus communautaire qui fait ressortir une émotion plus chaleureuse parce que plus intime. Et par cet aspect symbiotique et synergique, l'exploration gagne en profondeur, les trompettes comme les percussions semblent exploitées de manière encore plus riche. Même le côté linéaire est rééquilibré par le relief mis dans l'intensité, par les différents agencements spatiaux mis à contribution dans cette grande improvisation texturale qui sait mettre à profit les relations entre les instruments et les musiciens.

Deux pièces différentes qui explorent chacune des univers variées, entre drone, ambiant, réductionnisme, improvisation libre, EAI, et musique progressive; ces performances exploitent des techniques surprenantes pour créer des progressions envoutantes à travers des unités sonores très diversifiées. Le plus étonnant reste l'intensité constante de ces improvisations, la tension est constamment à son comble malgré les reliefs (notamment dans le volume sonore). Des masses sonores en mouvement qui s'aèrent parfois ou bien se resserrent, il en ressort toujours un sentiment d'épuisement et d’essoufflement tellement l'écoute est intense et les sentiments véhiculés sont puissants. Quant à la diversité et à la variété des paysages sonores, seule l'écoute peut en rendre compte, à vous d'admirer ces explorations absolument créatives et aventureuses, consistantes et profondes, cohérentes et intelligentes. Hautement recommandé!

Cet album est publié sous une licence Creative Commons, vous pouvez le télécharger librement et gratuitement ici.

Kim Myhr, Burkhard Beins, Kari Rønnekleiv, Nils Ostendorf - Live at Rigve Museum (Audition Records, 2011)

Suite à une carte offerte à Kim Myhr par le musée de Trondheim, ce dernier décide de réunir trois musiciens avec qui il n'avait auparavant jamais joué: Burkhard Beins aux percussions et objets, Kari Rønnekleiv aux violons, et Nils Ostendorf à la trompette, l'invité d'honneur utilise quant à lui quelques guitares (dont une baroque et une à douze cordes), des cithares et des percussions.

La musique de ce quartet est pleine de relief et de diversités: des nappes synergiques qui s'intensifient massivement, un solo de guitare dissonant, des jeux de questions/réponses entre les instruments, des phrases aérées, des espaces saturés, des drones lancinants, des patterns rythmiques corrosifs et des frottements métalliques incisifs, etc. De nombreux territoires sont traversés et la musique de ce quartet acquiert ainsi une valeur narrative, ce Live forme une sorte de conte musical à travers les nouvelles possibilités d'expressions sonores, à travers les nouveaux modes de jeux et des formes de constructions neuves. Des bourdons au violon peuvent par exemple soutenir des cycles rythmiques à la guitare tandis qu'une nappe de cymbale entretient des phrases toutes en retenue à la trompette. Je ne me sens pas trop de synthétiser ces deux pièces, malgré leur courtes durées (l'album ne dure que trente minutes), il se passe trop de choses, on navigue constamment d'une texture à une autre. Ceci-dit, les transitions entre chaque paysage se font tout en douceur, à chaque fois, on est emporté dans un autre espace sans s'en rendre compte. Cette performance tend à explorer de multiples univers soniques principalement inspirés par le réductionnisme et l'improvisation libre, sans pour autant rejeter d'autres formes de structures et de discours musicaux.

Un performance pleine de fraicheur et de spontanéité, mais aussi d'attention et de rationalité. Chaque mode de jeu, chaque structure tout autant que la composition des textures, tout ceci est toujours appréhendé avec délicatesse et sensibilité, avec intelligence et une faculté d'écoute et d'adaptation remarquable. Nos quatre musiciens voyagent à travers des mondes soniques très variés, le voyage est dynamique et l'attention à l'espace sonore est toujours sensible, il y a de la place pour tous, pour des modes de jeux intenses ou silencieux, pour des dialogues à quatre ou seuls, pour des techniques traditionnelles ou étendues, pour des instruments issus de la musique savante ou populaire, etc. Recommandé!

Cet album est publié sous une licence Creative Commons, vous pouvez le télécharger librement et gratuitement ici.

Great Waitress - Lucid (Splitrec, 2011)


Pour ce dernier disque publié par le label australien dirigé par Jim Denley, la pianiste Magda Mayas a rejoint un duo australien composé de l’accordéoniste Monika Brooks et de la clarinettiste Laura Altman. Ce trio à l’instrumentation singulière se nomme Great Waitress, et l’ensemble de ces cinq pièces forme l’album Lucid.

D’un côté, le souffle relie la clarinette à l’accordéon, et ce dernier partage un clavier avec le piano, mais la réunion de ces trois instruments n’est pas évidente lorsque la musique jouée tend vers l’homogénéité du son. Et pourtant, la symbiose est ici profonde et réelle, des connections très fortes et très intenses se mettent en place entre chaque musicienne. Les harmoniques de la clarinette rejoignent les suraigus de l’accordéon, les résonances du piano soutiennent le souffle de l’accordéon, ou alors ce sont les attaques percussives du piano qui déploient les nappes des deux autres instruments. Great Waitress rejoint Hubbub ou AMM dans l’aspect homogène et synergique, toutes formes d’individualités restent souvent enfouies sous la masse sonore, mais les textures prennent de l’ampleur et de la profondeur grâce à l’intervention nécessaire de chacune. Il y a un contraste très impressionnant entre ce qui sépare les instruments en tant que tels, et ce qui les réunis et les fondent dans la musique. Toutes les différences et les dissemblances entre les individualités et les instruments sont maintenues sans ne jamais gêner l’homogénéité de ces nappes sonores, de ces textures statiques. Car l’évolution du son est minimaliste et lentement progressive, les réponses surgissent les unes après les autres, mais prennent toujours le temps d’être pleinement déployées avant d’être insérées dans un quelconque dialogue.

La richesse des textures et le lent déploiement de chaque timbre, dans ces improvisations réductionnistes, sont franchement saisissants. Un univers bizarre se déploie et se dévoile subtilement et délicatement, mais la spontanéité et l’individualité restent présentes dans les réponses possibles, l’individu ne reste cependant qu’un possible (en tant qu’il est surtout présent dans ce qu’il peut ou pourrait répondre au son), tandis que le vrai réel est le son lui-même, dans sa globalité, une pure musique holiste. Holiste tout en maintenant les personnalités, statique tout en étant progressif, abstrait tout en étant chaleureux. Lucid, à travers ses cinq pièces de durées inégales (entre trois et vingt minutes), évolue dans des territoires abstraits mais attractifs, personnalisés notamment par les formes de réponse, et par les techniques instrumentales particulières de chacune.

Tracklist : 01-Breath / 02-Drifting needless / 03-Lucid / 04-Dusted birds on furnished trees / 05-Grain

West Head Project - A Closely Woven Fabrik (Splitrec, 2011)


West Head Project est une formation australienne spécialisée dans les performances en milieu extérieur. Chaque performance est primordialement déterminée et conditionnée par le lieu de représentation. Pour cet enregistrement datant de 2009, Dale Gorfinkel (trompette préparée, racines d’arbres, « objets sonores automatisés »), Jim Denley (flûtes de bambou et tchèque, ballons, saxophone alto) et Monika Brooks (accordéon) ont choisi de se promener sur une île tasmanienne et de jouer avec l’environnement sonore naturel et artificiel.

Avant tout, il faut dire que l’ambiance créée par ce West Head Project est très singulière : le mélange des installations de Gorfinkel, des longues notes de Brooks, des expérimentations de Denley et des sons naturels, abouti à une atmosphère irréelle parce que trop réelle. Chaque membre paraît en parfait accord avec sa propre démarche esthétique mais également avec l’environnement naturel et intentionnel (c'est-à-dire avec le lieu de représentation autant qu’avec les partenaires). A closely woven fabrik, ou un tissu densément tissé, ne signifie rien d’autre que le réel d’après Merleau-Ponty. Et West Head Project parvient à créer une forme de réalité où sont étroitement imbriqués l’imagination, la création, la virtuosité, la naturalité, la spontanéité et l’artificialité, le tissu n’étant rien d’autre ici que la texture sonore. En choisissant un lieu non destiné à la représentation artistique néanmoins, ainsi qu’en utilisant des objets non musicaux, West Head Project tente certainement, en tout cas y arrive, à se débarrasser de toutes formes d’artificialités et d’illusions : l’absence de scène spectaculaire permet d’accéder à un niveau de représentation plus proche du réel car plus éloigné de la mise en scène, tandis que les techniques étendues et les installations sonores approchent au plus près de l’individualité des musiciens, qui s’éloignent ainsi des attentes formatées des auditeurs, et développent leur musique selon un processus beaucoup plus réel car plus proche de leurs désirs et de leurs aspirations.

C’est bien beau tout ceci, mais peut-être que certains aimeraient aussi savoir ce qu’il se passe, concrètement, durant ces trois pièces. Pas facile à expliquer, ou à synthétiser... Le trio joue sur des textures surprenantes et envoutantes, ces tissus où de nombreux fils se croisent. Les fils, ce sont des lignes suivies par chaque musicien, que ce soient des drones, des bruits percussifs, des nappes étendues, des souffles, sans oublier les chants d’oiseaux et autres bruits « parasites ». Chaque musicien explore une ligne précise, qu’il entrecroise avec celles de ces partenaires et avec l’environnement général pour arriver à un tissu sonore souvent riche. Car autant chaque son est déjà intrigant par lui-même, autant la superposition de chacun est absolument envoutante. Les textures interrogent, surprennent, excitent l’imaginaire, hypnotisent, et suscitent de nombreuses émotions. Même les passages les plus abstraits sont constamment emplis d’humanité, d’émotions, de sensations et de chaleur, car l’attention portée à l’environnement et aux partenaires est toujours très sensible et intensive.

En gros, A closely woven fabrik est un disque profond et intense, qui pose des questions originales  et trouvent des réponses esthétiques riches et personnelles, plus spontanées que conceptuelles, plus pratiques que théoriques, malgré ce que pourrait laisser penser la référence explicite du titre à Merleau-Ponty. Trois pièces où se succèdent différentes dynamiques, des dynamiques variées qui déploient des textures sonores merveilleuses, singulières et intelligentes. Complètement onirique malgré un ancrage profond dans le réel, A closely woven fabrik plonge l’auditeur dans des territoires sonores denses et hypnotiques, riches et originaux. Hautement recommandé !

Tracklist : 01-Spruces / 02-Roots / 03-Glade

Blip - Calibrated (Splitrec, 2011)


Enregistré en une après-midi, après six essais répartis sur trois ans, Calibrated est une suite de trois pièces interprétées par le duo Blip, soit Jim Denley au saxophone alto et aux flûtes, accompagné de Mike Majkowski à la contrebasse, au diapason et aux objets. Trois pièces où se réunissent quiétude et violence, techniques étendues et sons bruitistes, un duo acoustique qui parvient à explorer des territoires sonores complexes et jouissifs.


"Pod", la première pièce de cet album, explore les recoins inexplorés des instruments, ainsi que l'interaction entre les différents modes de jeux. Souffles, grésillements gazeux et humides, slaps, percussion des cordes et de la basse en général, saxophone sans bec, etc., l'utilisation des techniques étendues est omniprésente et le duo explore les potentialités et l'acoustique inhérentes à leurs instruments. Des nappes sonores à tendance réductionniste se succèdent, se répondent et se structurent les unes par rapport aux autres dans une imbrication sonore complexe. Véritable jeu de timbre, où des sonorités apparaissent, disparaissent et sont rappelés en toute quiétude. La musique est assez calme, assurée et assumée, et les deux musiciens font preuve d'une grande attention l'un à l'autre, ils dialoguent chacun avec respect, délicatesse et admiration pour le son comme pour le partenaire. Un voyage riche à travers les possibilités sonores de l'alto et de la basse, plein de sensibilité.

Puis vient « Oad », de deux minutes plus courte que la précédente (8’30 et 6’30). Cette pièce est plus proche du drone et de l’ambient, et utilise certains sons déjà présents sur la première piste, telle cette sorte d’onde sinusoïdale sortie d’on ne sait où. Mais rapidement, elle se déconstruit pour aboutir à une forme musicale de plus en plus expérimentale, où le timbre gagne le devant de la scène. En fait, de nombreux paysages sonores sont réutilisés, mais gagnent ici un caractère beaucoup plus nerveux, agressif et bruyant, le timbre se met ainsi au service d’une intensité de plus en plus puissante et d’un univers sonore de plus en plus urgent et spontané.

Avec ses 26’30 minutes, la dernière pièce, « Branes », est de loin la plus longue et la plus riche (l'apparition de la flûte et d'objets de plus en plus nombreux aidant). Cette pièce gagne en richesse et en profondeur car le jeu de timbres est accompagné d’un jeu d’intensités tout en relief, où des passages extrêmement bruyants et intenses entrecoupent des plages méditatives et contemplatives similaires aux deux précédentes pièces. Une profondeur atteinte également grâce à l’apparition de cycles et de pulsations, de notes et de phrases mélodiques, et, sporadiquement, de silences. De plus, l’urgence et la nervosité gagnent en intensité, les espaces désertiques laissent place à des espaces où les sons grouillent, frottent, disparaissent et apparaissent brusquement. Les sons fourmillent, les structures éclatent, mais l’assurance, l’attention  et la tranquillité ne disparaissent pourtant jamais, ce qui rend cette musique aussi surprenante que saisissante.

Trois pièces parfois extrêmes, mais étonnamment agréables. Elles ont beau chercher et exploiter un maximum de ressources sonores instrumentales, il n’y a jamais rien de formel et de froid, il y a toujours un aspect saisissant (surtout dans « Branes », qui est pourtant la plus extrême) et chaleureux. Œuvres marquées par l’urgence et la spontanéité, elles collent ainsi au plus près des instrumentistes (de leurs désirs, de leurs sensibilités et de leurs émotions) et nous plongent dans une ambiance plus intimiste que laborantine. Calibrated, tout en explorant la matière sonore de manière riche et profonde, n’en reste pas moins une œuvre musicale sensible et délicate, intense, forte et prenante. Recommandé !

Tracklist: 01-Pod / 02-Oad / 03-Branes