Eric Cordier & Seijiro Murayama - Nuit


ERIC CORDIER & SEIJIRO MURAYAMA - Nuit (HerbalInternational, 2010)

Seijiro Murayama: percussion, voice, etc.
Eric Cordier: field recordings, various actions

En principe, je n'ai rien contre l'électronique, sauf les field recordings... L'aspect figuratif des enregistrements concrets enlève beaucoup de l'impact et du potentiel propre à chaque son, à mon sens, ça en dit trop sur la musique et ça entrave le travail le l'auditeur en quelque sorte, puisque le potentiel absent de ces textures sonores, c'est la possibilité d'association d'idées et d'affects remplacés par un référent déjà donné qui nous empêche de donner du sens à ce que l'on écoute.
Abstraction faite de ce ressentiment envers la musique concrète (ou les fields recordings comme on dit maintenant mais je vois pas la différence), il n'en reste pas moins que ce disque a quelque chose (mais peut-être que je ressens ça seulement à cause de mon admiration pour ce spécialiste de la caissse claire et ce virtuose de la vielle à roue...). Bon déjà, j'imagine que le but était de retranscrire musicalement la nuit, et en l'occurence, on peut dire que ce but est atteint. Tout y passe: l'ambiance nocturne naturelle à travers des crissements et des insectes, aussi bien que la nuit urbaine à travers cette ambiance sombre, lente et tendue rendue par le frottement de divers objets et percussions ainsi que des enregistrements d'annonces ferroviaires ou publicitaires.
Mais le meilleur ne réside pas ici je trouve, ce qu'il y a de surprenant dans ce disque est l'agencement des différentes strates sonores qui s'opposent ou s'interpénètrent selon les moments. Chaque son est traité comme un objet avec ses singularités, puis il est manipulé et associé à un autre objet sonore pour enfin créer une texture: et c'est bien l'agencement de ces différentes textures en strates (ce qu'on compare habituellement à l'architecture) qui fait la force et l'attrait de ce disque. Car, abstraction faite de leurs référents, ces nappes sonores, de par leur timbre, ne ressemble à rien de connu (musicalement); et c'est alors que, de ce magma sonore, peut émerger le génie de Cordier (Enkidu, Suture, Pheremone) et Murayama (K.K. Null, Suture, Lo). Tous les deux résident en France, et ils ont plusieurs fois collaboré ensemble (notamment sur le magnifique Suture), mais on ne peut pas dire qu'ils sont des stars ici: et pour cause, tous deux sont ancrés dans une culture expérimentale radicale et extrême (cf. les deux solos de Murayama pour caisse claire et cymbale, un seul paramètre: le timbre). Mais ils ont beau être radicaux et extrêmes, je ne dirais pas non plus qu'ils tombent dans le formalisme ou l'autosuffisance, quand ils enregistrent, c'est pour communiquer quelque chose, et ça s'adresse à des gens, ils ne font pas exprès d'être incompris pour se lamenter d'être incompris. La musique de Cordier et Murayama, qu'elle soit électronique ou acoustique, est bien une part d'eux-mêmes qu'ils souhaitent partager à un maximum de gens mais sans faire de compromis.
La démarche est radicale, l'écoute est dure et demande beaucoup d'attention, mais le jeu en vaut la chandelle. Il y a plein de trucs à ressentir et à penser à travers cette écoute, le son du duo est vraiment remarquable par sa singularité et son "authenticité", et l'agencement organique des strates sonores est digne d'un Berio, d'un Ligeti ou d'un Penderecki (même si ça n'a rien à voir...).
Recommandé!